Théâtre (2) : 2013-2020 de Ivan Viripaev, textes traduits du russe par Tania Moguilevskaia, Gilles Morel, Ludmila Kastler, Sacha Carlson, Galin Stoev. Les Solitaires Intempestifs – Oeuvres choisies.

Théâtre (2) : 2013-2020 de Ivan Viripaev, Ovni, Insoutenables Longues étreintes (première publication en 2018), La Ligne solaire, Conférence iranienne, Juillet, Juste de l’art / Entertainment, textes traduits du russe par Tania Moguilevskaia, Gilles Morel, Ludmila Kastler, Sacha Carlson, Galin Stoev, édit. Les Solitaires Intempestifs, coll. Oeuvres choisies, 400p, 23 €.

Ivan Viripaev, dramaturge, comédien, metteur en scène, pédagogue, acteur, scénariste et réalisateur de cinéma, est né à Irkoutsk en Sibérie en 1974. Entre 2001 et 2015, il réside à Moscou où il s’impose comme une figure majeure du Nouveau drame russe. Il assure, de 2013 à 2015, la direction artistique d’une des trois scènes les plus innovantes à Moscou, le Praktika. Il a réalisé cinq longs métrages au cinéma. Depuis 2016, il vit avec sa famille à Varsovie où il met en scène les versions polonaises de ses textes. Présent en Russie, il a écrit près de vingt pièces traduites et montées en plusieurs langues. Son théâtre et son cinéma sont couronnés de prix internationaux : il est un dramaturge contemporain russe particulièrement présent sur les scènes francophones.

Tania Moguilevskaia est née en Russie, elle met au service de la traduction ses compétences de docteure en Etudes théâtrales, spécialiste des nouvelles dramaturgies russes.

Gilles Morel est l’agent francophone de l’auteur. Découvreur et passeur de théâtre, c’est par son entremise et celle de Tania Moguilevskaia que le public francophone a pu, dès le début des années 2000, suivre l’émergence d’une nouvelle génération d’auteurs et metteurs en scène russes parmi lesquels Ivan Viripaev.

Ludmila Kastler, née en Russie, est docteure en linguistique, enseignante-chercheuse et spécialiste du théâtre russe. Sacha Carlson est musicien, philosophe, spécialiste du théâtre et enseignant-chercheur à l’Université Charles à Prague.

Galin Stoev, né en Bulgarie, est comédien, metteur en scène et directeur du Théâtre de la Cité à Toulouse. Un long compagnonnage l’unit à l’auteur Ivan Viripaev.

Ce volume présente 6 pièces d’Ivan Viripaev dont 5 inédites :

 – Ovni – traduction de Tania Moguilevskaia et Gilles Morel.

Une lettre de l’auteur adressée à l’équipe de création «  dont les spectateurs doivent prendre connaissance » ouvre la pièce. Elle détaille le processus d’écriture. Il s’agit à l’origine d’un projet de long-métrage d’entretiens auprès de personnes ayant eu contact avec des extra-terrestres. La production n’a pas abouti. Neuf personnages-témoins vont donc se succéder pour rapporter les détails de leurs expériences. Le dixième et dernier personnage est l’oligarque russe qui a finalement renoncé à financer le film de Viripaev, il explique ses raisons, pour finalement conclure : « C’est pourquoi je pense que, à vrai dire, ça ne vaut pas le coup qu’on dépense notre temps à distinguer ce qui est effectivement réel dans ce monde de ce qui ne l’est pas. L’essentiel est que nous devons comprendre que la réalité existe. »

  • Insoutenables Longues étreintes – traduction Galin Stoev et Sacha Carlson, première publication en 2018 aux Solitaires Intempestifs).

Cette pièce est une quête effrénée du plaisir à tout prix, une recherche d’intensité par le sexe, la drogue, la violence mais qui dévoile surtout une désorientation et une perte de repères. Tout cela, avec le désir profond de trouver du sens, de l’amour et de la liberté. C’est un voyage qui, avec humour, tendresse et poésie, nous renvoie à nos propres questions sans réponse.

  • La Ligne solaire – traduction de Tania Moguilevskaia et Gilles Morel.

L’argument se construit sur les conflits d’un couple marié qui tente de résoudre des noeuds psychologiques inextricables, des blessures impardonnables. Le dramaturge revient sur le sujet qui fonde son oeuvre : comment entrer en contact réel et profond avec un autre être humain ? Dans cette comédie magistralement écrite, avec le sens de l’humour et la légèreté qui le caractérisent, Viripaev paraît cette fois proposer une séance de thérapie sur le thème « être heureux avec sa femme, son mari, son partenaire et le monde en général ». Et bien qu’au final, les héros s’enlacent tendrement, leur rapprochement laisse l’impression d’un cesse-le-feu temporaire, une illusion de fin heureuse.

 – Conférence iranienne – traduction de Tania Moguilevskaia et Gilles Morel.

Une conférence scientifique internationale consacrée à la situation de l’Iran se déroule à Copenhague. Des chercheurs, des journalistes, des militants sociaux, des représentants des autorités, des membres du clergé et une poétesse iranienne qui a quitté son pays, se penchent sur le cas de l’Iran pour déterminer ce qui relève du religieux ou du social : spiritualité et développement personnel, relations entre connaissance et foi, compréhension de la liberté, différence entre connaissance et information… Leurs déclarations et leurs polémiques reflètent de nombreux dilemmes auxquels nous sommes confrontés au quotidien. L’art est un dialogue intime sur le monde qui nous entoure et sur nous-mêmes.

 – Juillet  – traduction de Tania Moguilevskaia et Gilles Morel.

Monologue d’un septuagénaire, meurtrier sadique qui poignarde son voisin, décapite un clochard sous un pont, démembre un prêtre qui lui a donné refuge puis dévore par amour une infirmière dans l’hôpital où il est interné. Un texte qui explore les complexités d’une psyché humaine brisée; Il est poétique dans la forme comme dans l’esprit, en ce sens  qu’il saute au-dessus des causalités et des explications logiques, Viripaev ne tire aucune conclusion et n’émet ici aucun jugement de valeur.

 – Juste de l’art / Entertainement – traduction de Ludmila Kastler et Gilles Morel.

Assis dans une salle de spectacle, deux personnages, ELLE et LUI, assistent à une représentation théâtrale. Ils s’émeuvent d’une scène au cours de laquelle une comédienne et un comédien incarnent un couple de personnages qui s’embrassent. Chacun de sa place interroge l’autre sur sa perception de la réalité de la fiction qui se déroule sous leurs yeux.  Et chaque réponse va vers une nouvelle question, suivie d’une nouvelle réponse, obstinément reformulée et remise en doute sitôt prononcée. « Elle. – Ma question est la suivante, quand on figure l’amour, est-ce qu’au moment de cet acte de figuration de l’amour, surgit à ce même moment, du vrai amour, c’est-à-dire, je voulais demander, faut-il pour bien figurer l’amour, aimer pour de vrai ? (Pause.) Lui. – je pense que non (…) »

Critique d’Insoutenables Longues Etreintes, texte de Ivan Viripaev, mise en scène de Galin Stoev, au Théâtre La Colline à Paris, en janvier 2019 sur le blog hottellotheatre.

A la manière d’un flamboyant talk-show égaré sur un plateau de théâtre, les héros de la pièce Insoutenables Longues Etreintes de l’auteur russe Ivan Viripaev, bobos d’entre trente et quarante ans, racontent leur vie présente – l’incertitude d’un moment charnière de leur existence qui correspond à celui de la représentation.

Les interprètes incarnent leur personnage avec brio – deux hommes et deux femmes -, commentant les situations et prenant de la distance, le temps d’un flux de paroles intarissable qu’une voix intérieure libère – voix intime à moins qu’elle ne représente la voix universelle : « … dit Amy, … dit Christophe, … dit Charlie, … dit Monica ».

A New York – emblème d’un monde global -, se croisent de jeunes urbains, Monica, Charlie, Amy et Christophe, jeunes gens originaires d’Europe de l’Est, sauf Charlie. Leur souffrance éprouvée vient de la perception d’un monde absurde et disloqué.

Ils expérimentent un même destin – avortement, tentative de suicide, régime vegan, addiction aux drogues et au sexe -, une même dépendance à la consommation.

Quel sens donner à l’existence ? Ils ne semblent pas pouvoir accéder à la maturité : poids du travail en semaine, divertissement et écœurement des bières le week-end.

Mariage, trahisons, mensonges, successions de postures inventées. De New York à Berlin – « Berlin, c’est une ville exactement comme New-York, mais sans les gratte-ciels et beaucoup moins chère», les quatre se séduisent, se perdent, se détruisent.

Le sentiment d’exister – sagesse, pouvoir sur soi et liberté – semble devoir passer par le plaisir qui n’accorde finalement nulle réalité, si ce n’est un sentiment coupable, quand le monde extérieur déprécié se montre plutôt destructeur. En échange, est recherchée une force intérieure, secrète et préservée, lot de créativité commune.

La voix intime ouvre à la possibilité du rêve, de l’irréel et de l’imaginaire, une construction de soi qui transcende la réalité décevante pour toucher au salut. Cette « voix de l’univers » se fait à la fois affectueuse et ludique, joueuse et ironique, déployant, pour les personnages et pour les spectateurs, un espace « autre ».

Monica évoque le pouvoir de l’« impulsion », de la « connexion », du « mouvement » – le surgissement d’une réalité, l’avènement d’une perception de soi et du monde, une possibilité d’exister enfin dans un monde qui éludait les rendez-vous salvateurs.

Avant pourtant que tous ne fassent, chacun de leur côté, l’expérience de l’acte d’étreindre amoureusement, d’embrasser tendrement, de presser affectueusement l’autre sur son cœur et de l’enlacer pour sentir cette force d’âme révélée d’emblée, affleurant à la conscience, il en aura fallu passer d’abord par la violence du monde.

Passages à tabac, raclées et volées de coups berlinois, vols et petits trafics. L’étreinte n’est alors que l’intuition lancinante d’une angoisse intime, une empoignade physique, un enserrement brutal, un étouffement, une oppression.

Les acteurs sont vifs et impliqués, le sourire aux lèvres, tandis qu’ils racontent les épreuves les plus sordides, livrant sans ambages les obsessions qui les taraudent. Se mouvant et se déplaçant sur la scène avec conviction et élégance, patients aussi quand il s’agit de concéder de la place à l’autre pour qu’on l’entende.

Et quand arrive l’accomplissement existentiel de soi, le mur en briques du lointain s’effondre sous les coups volontaires des personnages, laissant passer la lumière.

Pauline Desmet, Sébastien Eveno, Nicolas Gonzales et Marie Kauffmann libèrent sur la scène un plaisir amusé et sensuel d’incarner la vie, invitant le public à les suivre.

Véronique Hotte

Théâtre (2) : 2013-2020 de Ivan Viripaev, Ovni, Insoutenables Longues étreintes (première publication en 2018), La Ligne solaire, Conférence iranienne, Juillet, Juste de l’art / Entertainment, textes traduits du russe par Tania Moguilevskaia, Gilles Morel, Ludmila Kastler, Sacha Carlson, Galin Stoev, édit. Les Solitaires Intempestifs, coll. Oeuvres choisies, 400p, 23 €.