Crédit photo : Elisabeth Carecchio.
Le Pont du Nord, un spectacle de Marie Fortuit.
Entre autres inspirations bienfaisantes de l’écriture du Pont du Nord, une chanson-comptine s’est invitée à l’esprit en alerte de l’auteure, metteure en scène et comédienne Marie Fortuit, artiste associée au CDN de Franche-Comté pour la saison 2019/2020, un air et des paroles – trace enfouie depuis la mémoire d’enfance :
« Sur le Pont du Nord, un bal y est donné. Sur le Pont du Nord, un bal y est donné… la belle Adèle voudrait bien y aller, la belle Adèle voudrait bien y aller… »
La jeune fille demande l’autorisation d’aller au bal à sa mère qui lui répond : « Non, non, ma fille, tu n’iras pas danser. Non, non, ma fille, tu n’iras pas danser … »
Et, comme dans un conte, écrit l’auteure, le frère d’Adèle arrive sur un bateau doré, transgresse l’interdiction maternelle et emmène sa sœur au bal. Tous deux enchantés dansent une fois ensemble et puis le pont s’écroule : ils meurent noyés.
« Voici le sort des enfants obstinés », répète la morale de la chanson populaire.
Pour l’Adèle du Pont du Nord de Marie Fortuit, l’héroïne et narratrice est interprétée sur la scène par l’auteure dont la parole intérieure répond à un bel élan poétique – celle aussi des autres personnages, le frère et l’amie, et celle silencieuse d’un quatrième, un pianiste taiseux jouant des partitions de Beethoven ou de Schubert.
La parole intime a circulé encore à l’intérieur du quatuor, lors des improvisations sur le plateau – des présences ouvertes à l’incursion des souvenirs et de l’imaginaire.
La scène se révèle d’autant plus significative des sentiments existentiels que l’eau a coulé sous les ponts, laissant passer le cours irréversible des jours et dessinant en même temps une distance propre à l’élucidation de la signification des événements.
A la manière du Milan Kundera de Risibles amours (1968), cité par la conceptrice, les êtres traversent le présent, les yeux bandés, pressentant ce qu’ils vivent. Ce n’est que plus tard, le bandeau dénoué sur l’examen du passé, que les mêmes prennent conscience de ce qu’ils ont vécu et en comprennent le sens trop longtemps caché.
D’un côté, le théâtre et l’art, qui s’extraient d’une expérience intime et symbolique, et de l’autre, la vie quotidienne, ses codes sociaux, ses références et ses habitudes.
Adèle a grandi dans le Nord, à vingt kilomètres de Valenciennes, à Maresches, élevée avec son frère par sa mère veuve qui tient un magasin de parapluies. Pour le frère et la sœur, le football est une passion, une vraie – on sait par ailleurs que Marie Fortuit a fait du football sérieusement puis qu’elle a fait partie de l’équipe du PSG.
A côté de la finale de foot masculin de 1998 sur les écrans des bistrots, la ducasse a lieu à Maresches, kermesse populaire et fête foraine conviviale ; et le bal forcément – comme le soir du 21 juillet 1998, quand résonne la victoire enivrante de la Coupe du Monde. Heureux, frère et sœur livrent une chanson, Si tu n’existais pas… de Joe Dassin.
Or, à partir de ce soir-là, Adèle quitte le Nord pour Paris, et Octave, son frère, ne la rejoint que dix ans plus tard, mobilisé pour un entretien d’embauche. Il la retrouvera dans l’appartement de leur tante décédée, occupé par son compagnon, le musicien.
Adèle s’est construite ou plutôt reconstruite afin de se redéfinir librement et tenir, en toute connaissance de cause, les fils embrouillés et emmêlés de sa jeune existence.
Elle se révèle au spectateur dans l’authenticité et la pudeur, et échange par SMS – conscience à conscience – avec une amie pilote de ligne qui voyage régulièrement. Cette présence absence représente le repère ultime d’une attente intime inespérée.
La scénographie inventive de Louise Sari explore la dimension ludique du propos, à la fois un sol qui pourrait être le terrain sportif de jeux collectifs ; avec, en son centre, une chambre à deux lits tiroirs pour le frère et la sœur, des éléments de mobilier qui ne sont que les premiers gradins d’un stade pour un rapport bi-frontal scène-salle.
Des ballons ici et là, les allées et venues des interprètes, les séances d’habillage et de déshabillage de vestiaire – stade ou gymnase -, les chansons au micro des deux partenaires, et aussi la chanson de la pilote de ligne pour une étape au Japon.
La vie impulsive va, comme elle va, dans un désordre savamment ordonnancé, et la surface de jeu théâtral se vit comme un espace de réparation existentielle – un miroir tendu au public qui peut se reconnaître – ici ou là – dans l’expérience fondatrice.
La leçon finale, si leçon il y a, n’est pas tant d’éprouver sa propre manière d’être là au monde – tel un match de foot, où il faudrait à tout prix prendre le ballon, marquer et conquérir la victoire sur l’autre, que de savoir vivre sereinement auprès de l’autre.
La lumineuse Marie Fortuit dans le rôle d’Adèle irradie une force imparable, une sensibilité à fleur de peau doublée d’une aptitude intuitive à l’analyse commentée.
Le comédien Antoine Formica ne se révèle pas moins un frère franc et ouvert, capable d’humour et d’une énergie – un dynamisme – à la mesure sororale.
L’amie et amante d’Adèle, la reine du ciel et des songes, est incarnée, entre liberté et retenue, par Mounira Barbouch, belle présence intense et le sourire aux lèvres.
Le musicien Damien Groleau, l’habitant des lieux est l’hôte, entre silence et piano.
Un spectacle poétique enthousiaste et pétillant, résonnant d’une belle délicatesse.
Véronique Hotte
Théâtre du Centre dramatique national Besançon Franche-Comté, avenue Edouard Droz 25000 – Besançon, du 1er au 5 octobre 2019. Tél : 03 81 88 55 11.
Théâtre du Garde-Chasse – Les Lilas, le jeudi 10 octobre à 20h30.
Théâtre de l’Echangeur à Bagnolet, du 15 octobre au 23 octobre à 20h30, relâche le dimanche 20 octobre. Tél : 01 43 62 71 20.