Crédit photo : Olivier Allard.
Villa Dolorosa de Rebekka Kricheldorf, traduction de Leila-Claire Rabih et Frank Weigand (Editions Actes-Sud), mise en scène de Pierre Cuq – Lauréat du Prix du Jury – Prix Théâtre 13 /Jeunes metteurs en scène 2019 pour ce spectacle.
La pièce Villa Dolorosa de l’auteure allemande Rebekka Kricheldorf apparaît comme une adaptation « décapante » des Trois Sœurs de Tchekhov – tendance bobo, soit bourgeoise et bohème – d’un début de XXI è siècle immédiatement contemporain.
Macha exprime librement le passage de ses états d’âme et de ses pensées intimes :
« Se lever, se laver, vivre, se laver, dormir, se lever, vivre, se laver, dormir, se lever, se laver, vivre, se laver, dormir, misère, Je crois que je vais me foutre en l’air. »
Ennui morose et sentiment de lassitude vaine depuis la monotonie terne des jours.
Le temps de la représentation, Irina fête son anniversaire trois fois – 28 ans, 29 ans puis 30 ans -, et à chaque fois, le même désenchantement et la même déception.
Ses sœurs sont présentes à ses côtés, la mélancolique Macha, éternellement assise sur son fauteuil malgré son jeune âge, et qui fuit son mari ; Olga, l’enseignante et directrice de lycée, critique incisive de l’état du monde – la seule qui ait un salaire.
Souvent, raconte-t-elle, elle se dit qu’elle aurait préféré épouser un dentiste, en bourgeoise insouciante et consommatrice ; or, elle accomplit –corps et âme – sa mission pédagogique d’enseignement, ce à quoi ses deux sœurs ne prétendent pas.
Il arrive à la professeure de penser tout bas alors qu’elle fait front quotidiennement à une classe médiocre ; elle profère à part soi ce qu’elle aimerait faire savoir à tel élève :
« … aucun avenir ne t’attend qui serait meilleur que le présent, mieux vaut quitter cette planète dès maintenant, ça t’évitera de tourner à vide pendant des milliers d’heures…, mais tu n’as pas le droit de faire ça, tu es la personne référente qui doit transmettre des valeurs positives … »
Irina, éternelle étudiante, passe d’une recherche doctorale à l’autre, sans l’accomplir jamais, restant à réfléchir oisivement dans le désœuvrement de la maison familiale.
Le frère Andreï accompagne à distance les trois sœurs, écrivain en herbe peu probant, et employé au service culturel de la mairie de la bourgade allemande.
Sa femme Janine cultive un quant-à-soi pratique et populaire qui ne sied guère aux affectations sororales – ce sentiment d’appartenance à une classe sociale supérieure aux prétentions morales, culturelles, littéraires, musicales, si étrangères à l’intruse.
Georg est présent également, ami du frère et amoureux de Macha qui l’aime, écartelé entre les tentatives de suicide de son épouse et le désir de changer de vie.
Juste reconnaissance d’un petit monde, le nôtre – zoom avant dirigé sur les générations montantes, avides de vivre mais dont le bel élan juvénile est empêché par la sensation prégnante et collective d’avoir l’herbe coupée sous le pied.
Rancœur et amertume, les êtres se dégagent de toute responsabilité individuelle pour ce qui est de la vision du chaos social, de l’ordonnancement désuet du monde.
Les personnages parlent et discourent, conversent et s’entretiennent, maîtres d’une parole qu’ils dominent avec aisance et nonchalance, sûrs de ce pouvoir, si ce n’est qu’ils ne cessent en même temps de contourner toute action efficace, préférant donner refuge à leur destin dans une velléité aléatoire d’agir, non dans une volonté.
La mise en scène de Pierre Cuq est décidée et enlevée, sûre de sa démonstration.
Les acteurs, Pauline Belle, Cantor Bourdeaux, Olivia Chatain (en alternance avec Pauline Tricot), Sophie Engel, Grégoire Lagrange, Aurore Rodenbour sont magnifiques d’énergie, de vitalité et d’ardeur, en dépit du désenchantement joué.
Face public, les yeux plantés dans les yeux des spectateurs, ils assènent leur vérité et leurs certitudes, prenant chacun à témoin, incarnant une volonté paradoxale d’en découdre scéniquement, au-delà de la désespérance de leurs paroles et regards.
Une résistance tonique, une vision du monde qu’ils s’emploient systématiquement à déprécier, à rendre négative, s’amusant d’un certain cynisme en vogue, l’ironie de cette fierté à se sentir apte à commenter l’effondrement même de leurs convictions.
L’humour, les situations cocasses et comiques participent du dynamisme de la mise en scène, quand les acteurs prennent plaisir à rire des autres et d’eux-mêmes.
Expressions éloquentes et grimaces, attitudes codées, réflexes de classe et de génération, ces contemporains obéissent encore à des règles rigides intériorisées.
Le public en sourit davantage, amusé de reconnaître les travers de chacun et de soi.
Véronique Hotte
Théâtre 13/Scène, 30 rue du Chevaleret 75013 Paris, du 8 au 20 octobre 2019, du mardi au samedi à 20h, dimanche à 16h. Tél : 01 45 88 62 22.