La Double Inconstance de Marivaux, mise en scène de Adel Hakim

Crédit photo : Nabil Boutros

La Double Inconstance de Marivaux, mise en scène de Adel Hakim

 

30 oct 2015-Théâtre Antoine Vitez-Filage photo
30 oct 2015-Théâtre Antoine Vitez-Filage photo

Avec Le Jeu de l’amour et du hasard (1730) et Les Fausses Confidences (1737), La Double Inconstance (1723) – un chassé-croisé d’amoureux entre harcèlement et consentement – fait partie des trois grandes pièces de Marivaux dont la mécanique bien huilée repose sur les procédés d’une logique de l’amour, identifiable avec ses repères du travestissement, de l’inconstance, de l’épreuve et du préjugé social. Entre malices et facéties, la vérité et le mensonge jouent au chat et à la souris grâce à l’aisance généreuse d’une écriture souriante qui brode des variations infinies sur les mensonges de soi à soi, mensonges du sentiment, mensonges de l’amour-propre, mensonges de l’orgueil, mensonges de l’inégalité sociale. Tel est l’accomplissement du « marivaudage », entre des personnages qui tentent, par le jeu d’un langage actif et de réparties vives, d’imposer un masque à la vérité qui les tourmente.

Le Prince veut épouser une paysanne Silvia, qui de son côté aime Arlequin ; le puissant l’enlève et la séquestre – sans violence et en lui accordant le confort -, avec l’aide de son valet Trivelin qui surveille la captive, rebelle aux caprices du Maître.

Flaminia, proche de ce dernier, met en œuvre une stratégie qui vise à réduire puis à rompre l’amour fidèle qui lie Arlequin à Silvia. Le palais est un lieu clos, un laboratoire où les grands mènent leurs expériences sur les petits – des cobayes.

Pour le metteur en scène Adel Hakim, à l’écoute de la résonance contemporaine de la pièce, La Double Inconstance montre la façon âpre et calculée dont le Prince et ses acolytes – maîtresse et valet – dressent deux beaux jeunes gens énergiques – des instances sauvages qui s’avèrent utiles et nécessaires pour régénérer le pouvoir en place. À cette observation cynique s’ajoute l’abandon de la rébellion par cette nouvelle génération manipulée et en passe de prendre le pouvoir à son tour.

La mise en scène de Marivaux – le passage à la représentation de toutes les variantes de de la comédie d’analyse du cœur – requiert de la part des interprètes souplesse et vivacité, « naturel », virtuosité mimique et sens de l’improvisation. Les jeunes gens en question, dirigés sur le plateau, suscitent la surprise au début : Silvia (Jade Herbulot) – la paysanne – joue la fille radieuse et têtue des banlieues – blouson, leggings et chaussures de sport – énergique, mouvante et ondoyante, cassante et arrogante, un feu d’artifice d’une volonté inébranlable que l’amour pour Arlequin dynamise encore. Quant à celui-ci (Mounir Margoum) – le paysan malin et rieur -, bonnet sur la tête, il reflète au masculin la belle sauvageonne dont il est l’amant, s’abandonnant sans mesure au fil de son désir, fidèle jusqu’à ce que les appâts d’une dame – Flaminia (Irina Solano) – ne l’arrêtent et ne lui fassent renier ses premières amours et d’autant qu’on lui offre à la fois bonne chère et bons vins.

Lisette (Lou Chauvain), déguisée en vamp ludique de pacotille afin de séduire Arlequin, choisit l’expression verbale et gestuelle d’un jeu outré, allant toujours plus loin que son vif partenaire de scène dans la réalisation des figures burlesques.

Le Prince amusé (Frédéric Cherboeuf), monument de patience, recèle la prestance aristocratique attendue et le verbe provocateur et cinglant. Quant à Trivelin (Malik Faraoun), un serviteur «  philosophe des Lumières », qui analyse et commente la situation économique, sociale et morale de la relation du maître et du valet, il incarne avec talent une figure intelligente et inquiétante qui jamais ne trahira ses idées.

Ce théâtre recèle une force sensuelle perceptible dans les manifestations mêmes du désir – les éblouissements de l’amour et l’attrait du pouvoir et de ses plaisirs – que la tradition scénique ornait souvent d’une élégance trop abstraite et légère.

En échange, à force de vouloir mettre à nu la brutalité concrète et crue des enjeux privés et des désirs implicites, on tombe dans le vide d’un capharnaüm complaisant et sans nuance d’une condition vulgaire et plombée, propre au théâtre de boulevard.

Véronique Hotte

Théâtre d’Ivry Antoine Vitez, du 2 au 29 novembre 2015. Tél : 01 43 90 11 11