Le Dieu Bonheur, mise en scène, scénographie et musiques d’Alexis Forestier

Crédit Photo : Thomas Guillot
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Le Dieu Bonheur, mise en scène, scénographie et musiques d’Alexis Forestier

Les situations sociales en conflit mettent en doute et bousculent l’idée de bonheur : « De quoi peuvent se tourmenter ces favoris de la fortune qui jouissent du superflu ? S’ils ne sont pas contents, qu’ils regardent en bas au lieu de regarder en haut. Le bonheur ! Demandez en quoi il consiste à qui souffre de la faim, de la soif, du froid, d’une fatigue excessive, ou de sa propre ignorance.» (Babeuf)
Initialement, la « révolution » léniniste se fondait sur l’idée d’universalité européenne ; elle se transforma en régime « socialiste » avec un renforcement étatique, bureaucratique, militaire et policier, mettant à mal tout idéal novateur.
Comment réorganiser une vision du monde et l’idée de communauté dans ce moment suspendu qu’est l’attente de l’histoire, en RDA dans les années 58 à 75 ?
«…quand toutes les chances ont été gaspillées, ce qui a été croquis d’un nouveau monde recommence à exister comme dialogue avec les morts » dit Heiner Müller.
Dans Les Ailes du désir (1987) de Wim Wenders, Bruno Ganz est un ange installé au-dessus de la ville de Berlin et l’état des deux Allemagne, avant leur réunification.
Déjà, avec « Sur le concept d’histoire » (1930), Walter Benjamin s’appuyait sur un tableau de Paul Klee  » l’Angelus Novus »(1920) pour révéler l’allégorie de l’ange, pris entre les ruines du passé auxquelles il fait face tandis qu’il est poussé vers un avenir auquel il n’échappe pas, ses ailes donnant prise à la catastrophe du progrès.
Un vertige, l’image de l’utopie entre fragilité de l’instant et menace de disparition.
Le Dieu Bonheur que met en scène Alexis Forestier parle de ce même ange aux ailes brûlées par les ravages des guerres et des misères que subit la terre, et qui monte au ciel demander aide au Dieu Bonheur – bon génie ou bonne étoile. Échoué parmi les vivants, cet être divin est ballotté par les événements, croise des paysans, des soldats morts, des travailleurs aliénés, des mendiants, des enfants.
Tous lui demandent de se définir face à la déploration d’un monde livré au malheur.
Le bonheur est une perspective, une dynamique dans laquelle le désir est sollicité.
Alexis Forestier relance sur le tapis de jeu cette ambiguïté du Dieu Bonheur avec la genèse du projet de Heiner Müller, un fragment écrit à partir du texte inachevé de Brecht. Le compositeur Paul Dessau en 1958 avait demandé à Müller l’écriture d’un livret d’opéra, inspiré du fragment brechtien Les Voyages du Dieu Bonheur.
Face aux hommes exploités, le Dieu Bonheur est une figure ronde, un ballon, ballotté de joueur en joueur, de situation en situations. La mise en scène respecte la dimension opératique de l’œuvre ; traitement musical des scènes, articulation des parties chantées, scandées et chorals avec le texte parlé – allemand et français -, lieds et motifs musicaux. La violoncelliste improvise, et Aude Romary est une interprète du dispositif scénique et musical ; comme Alexis Forestier, elle est présente sur scène, dans une relation constante à la construction du jeu.
La scénographie déploie sur le plateau nu l’univers artistique cher au concepteur, encombré de quelques objets hautement évocateurs d’une humanité désespérée, une chaise ordinaire ou deux, une table – accessoires qui s’envolent dans les airs grâce à un jeu de roulis de cordages manipulé par les comédiens, une brassée de feuillage sec, de vieux objets en métal rouillé, des tôles d’acier, des tôles ondulées de toute couleur et de toute taille, un matériel de récup d’anciens ateliers disparus.
Et les acteurs – Cécile Saint-Paul, Jean-François Favreau, Barnabé Perrotey –, des interprètes lumineux habités par leur mission dramatique, ne cessent d’aller et venir, des silhouettes dessinées à la Brecht, ouvrières ou paysannes, béret et veste bleue manière constructiviste, à moins qu’ils ne jouent aussi les rats noirs à quatre pattes.
Ils entrent dans des ballons gonflables et filent à l’infini la métaphore de la rondeur et de la vacuité, entre amusement et amertume de toute espérance politique bafouée.
Travailleurs sans relâche, les interprètes, sur la scène qu’ils arpentent, racontent au spectateur l’épopée d’un bonheur à retrouver.
L’idée de révolution demeure active et fascinante, tel un dynamisme à propager.
L’idée de bonheur conserve une indestructible force poétique : changer la vie, faire advenir l’aurore, par-delà des déceptions politiques et sociales.
La représentation, de la poésie en mouvement, travaille à l’avènement de cette lumière.

Véronique Hotte

Théâtre de l’Échangeur à Bagnolet, du 22 janvier au 1er février.

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