Lac artificiel de Marine Chartrain, Tapuscrit (156 ) éditions Théâtre Ouvert, 2023 – Centre National des Dramaturgies contemporaines.

Lac artificiel de Marine Chartrain, Tapuscrit (156 ) éditions Théâtre Ouvert, 2023 – Centre National des Dramaturgies contemporaines

Marine Chartrain, née à Sartrouville en 1995, est autrice. Elle est diplômée du département Ecriture dramatique de l’ENSATT. Elle a écrit Feu du ciel qui est mis en scène par Laurent Gutmann en février 2023, dans le cadre des Ouvertures de l’ENSATT.

Lac artificiel est son premier texte publié.

La pièce a été mise en voix le 2 mars 2023, à Théâtre Ouvert, par les étudiants de master 2 « Théâtre : mise en scène et dramaturgie » de l’Université Paris Nanterre. Elle sera présentée, lors du Focus#9, les 29 et 30 novembre prochains, dans une mise en espace de Céleste Germe (Collectif Das Plateau), à théâtre Ouvert.

Laura et Salomé sont inséparables. Un samedi soir, au milieu d’un été, les deux adolescentes marchent le long de la route départementale, à la lisière de la forêt, à la recherche d’un endroit où faire la fête. Avec pour seul repère la signalétique fluorescente du bitume, elles cherchent leur chemin. Hors de la nuit, vers leurs souvenirs, à la dérive, dans un monde qui tangue, elles assistent à leur propre chute et à l’effritement de leur relation.

Dans cette pièce, Marie Chartrain évoque le moment charnière que représente l’adolescence, son instabilité, ses troubles, ses transformations. L’autrice façonne des dialogues vifs et réussit à ancrer avec justesse des monologues dans des situations concrètes d’une grande force scénique.

Lisons les premières didascalies : 

Zone périurbaine./ Nuit d’été. Lumière de ville bleutée. Lumière vacillante./ Laura s’extrait de la zone pavillonnaire. Elle traverse le parc Youri -Gagarine. Traverse la zone industrielle. / Plus loin. Là. Grillage défoncé des terrains de tennis. / Encore plus loin. Là. Abribus J-CDECAUX. Affiche publicitaire QUICK A CINQ MINUTES. Laura retrouve Salomé sous l’abribus./ Panneau AUTRES DIRECTIONS. Laura et Salomé suivent AUTRES DIRECTIONS. / Route départementale. Rond-point fleuri. TOUTES DIRECTIONS. Encore la route départementale. / Puis. Usine désaffectée. / Puis. Terrain vague. Une maison à l’abandon à côté. / Un chien errant aboie le long de la route départementale. /  Là. Une forêt. / Là. Lisière du monde. Un parking désert. Devant le parking vide : le Pacha Club.

Voici un extrait de la pièce, bien plus tard, dans le chapitre « Route départementale ».

Les voitures passent à toute vitesse. / Va-et-vient des lumières des phares. / Laura marche au bord de la route. Salomé la suit. Elle boîte un peu. / Laura marche vite en direction de la forêt.

Laura : Je me cache derrière ses grandes jambes / Je n’aime pas comme ils me regardent tous je n’aime pas quand ils disent que j’ai l’air timide que je suis une fille timide / Je ne comprends pas ce qu’il y a de drôle je ne suis pas drôle / Je m’accroche à la manche de son blouson / Il prend une canette de bière dans la glacière bleue il me fait goûter je suis grande maintenant je peux boire / Je n’aime pas je recrache je n’aime pas le goût que ça a / Ils rigolent ils dansent et ils rigolent je les déteste tous ils rigolent encore et je tire la manche de son blouson je me sens rougir je sens une petite honte qui monte jusque sur mes joues je veux qu’ils arrêtent de me regarder comme ça je veux qu’ils arrêtent de rigoler avec ce rire-là je n’aime pas leurs fêtes je n’aime pas leurs musiques et leurs rires je les déteste je cache mon visage rouge dans les manches de son blouson il y a une odeur de tabac froid dans le blouson j’ai envie de rentrer à la maison j’ai envie de regarder la cassette de Rooney Tunes avec lui plutôt que d’être ici finalement /

« Tu ne veux pas aller te baigner » je regarde le panneau BAIGNADE INTERDITE je fais non de la tête non je tire un peu sur la manche je veux renter à la maison maintenant / Il tient sa canette de bière entre ses deux mains mais quand la canette de bière se renverse il me gifle mes joues sont toutes rouges je pleure ça pleure tout seul au-dedans au-dehors j’ai envie de mourir ça ne s’arrête pas c’est le déluge le vrai déluge sur les joues j’ai envie de disparaître et c’est à ce moment-là que mes jambes se mettent à courir toutes seules alors je les suis tête baissée alors je m’enfonce dans la forêt ils ne s’arrêtent pas de rire derrière je les entends qui rigolent encore /

J’entends sa grosse voix derrière moi je ne me retourne pas je cours le plus vite possible je ne veux plus jamais le voir je le le déteste mes joues sont rouges je cours sur le petit chemin de terre je tourne la tête / Personne (…)

La fête a disparu /Je hurle de toutes mes forces / Aucune réponse / Je hurle encore / Je voudrais lui dire que je suis désolée pour la bière je voudrais qu’il soit là je voudrais qu’il me prenne dans ses bras je voudrais pouvoir pleurer dans son blouson qui pue mais il n’est pas là / Je suis seule (…) »

Une écriture sinueuse, rythmée, au souffle puissant, qui, claire et sonore encore, trace un chemin sûr.

Véronique Hotte

Lac artificiel de Marine Chartrain, Tapuscrit (156 ) éditions Théâtre Ouvert, 2023 – Centre National des Dramaturgies contemporaines.