L’Art de perdre (Comment faire resurgir un pays du silence ?), d’après L’Art de perdre d’Alice Zeniter (Flammarion), mise en scène et adaptation de Sabrina Kouroughli.

Crédit photo : Gaëtan Vassart

L’Art de perdre (Comment faire resurgir un pays du silence ?), d’après L’Art de perdre d’Alice Zeniter (Flammarion), mise en scène et adaptation de Sabrina Kouroughli. Collaboration artistique de Gaëtan Vassart, dramaturgie de Marion Stoufflet, son Christophe Séchet. Avec Fatima Aibout, Sabrina Kouroughli, Issam Rachyq-Ahrad.

L’art de perdre, selon l’auteure Alice Zeniter, consciente du parallélisme avec la situation actuelle des migrants, est un roman sur l’exil, au-delà de la Guerre d’Algérie. Un voyage sans fin et dont il est impossible de déterminer l’arrivée, l’exil entraînant dans son sillage les générations suivantes.

Sabrina Kouroughli, comédienne pétillante – adaptatrice du roman, interprète et metteuse en scène de L’Art de perdre -, s’est retrouvée dans ce conte en forme de saga historique – même histoire. La narratrice trentenaire, petite-fille de harki, en quête de ses origines, entreprend un voyage en Algérie sur la trace de ses ancêtres, à la recherche d’une réconciliation avec la mémoire familiale.

Soixante ans après l’Indépendance de la Guerre d’Algérie, se fait entendre la tragédie des sacrifiés de l’Histoire, ceux qui quittèrent l’Algérie à l’été 1962, dans un véritable Art de perdre. Eloge d’une famille ascendante dont les figures – des fantômes – ont peut-être à peine existé pour la descendante, mais n’en ont pas moins fait preuve d’une belle résistance à « être » indûment.

Se pose la question de la transmission – pays, culture, langue, histoire, silences compris -, les personnages représentant trois générations, des grand-parents aux parents et aux enfants.

Naïma reconstitue le puzzle de sa famille devant sa grand-mère Yema, et son grand-père Ali, quand ses grand-parents et leurs enfants posent le pied sur le sol de France – un récit  où elle prend conscience qu’elle affronte « une histoire sans héros, une histoire qui clôt le conte de fée ». 

Elle travaille dans une galerie d’art à Paris quand les attentats résonnent comme un électrochoc, la renvoyant à sa peau mate, à ses cheveux bouclés, à ses origines, au silence de son père, et à la honte de son grand-père harki. A travers la relation de Naïma à sa grand-mère, gardienne du temple, elle retrace le parcours des siens, entre humour et anecdotes, retrouvant une paix.

Sur la scène, sa grand-mère épluche les légumes dans la cuisine en Formica de son appartement de Flers, le grand-père se tient muré dans le silence d’une mémoire tue. Puis l’ancêtre s’éveille, revit son départ forcé de Palestro pour le camp de Rivesaltes dans le sud de la France, durant deux ans, avant de s’installer en Normandie avec les siens – difficile est l’intégration du Harki.

L’expérience amère de ces « oubliés » et « dominés » est portée par ce même grand-père, fantôme de trente-sept ans qui surgit dans le réel, et retrace pour Naïma la trajectoire des Zekkar:

« Si on arrive à se rendre jusqu’à Tefeschoun, nous pourrons passer en France. Là-bas ils ont un camp pour les harkis. 1. Sauver Hamid mon fils ainé. 2. Me sauver moi- même. 3. Te sauver toi, ma femme, et mes autres enfants, Kader et Dalila. 4. Tout le reste. Quand le bateau se met à vibrer, je fixe le paysage dans ma tête. Mais qu’est-ce que c’est, ce paysage ? C’est pas le mien. C’est pas la Kabylie. C’est la ville d’Alger, des immeubles où vivent des gens que je ne connais pas, des rues dont j’ignore les noms. Le bateau recule lentement dans les eaux du port. 

Je vois l’image étrange d’une corde, attachée à l’arrière de l’énorme ferry et reliée à la côte, le bateau s’éloigne et tout le pays est entraîné lentement dans la mer : la Cathédrale et la Casbah, la Grande Poste, le Jardin des Plantes, les figuiers, les oliviers. Tout le Sahara grain par grain disparaît dans les vagues, dans la Méditerranée. » 

Quitter un pays, des origines, et partir vers l’inconnu: telle est la condition des déracinés du temps qui fuient Syrie, Afghanistan, Erythrée, Ukraine, des migrants en cours, politiques et économiques, échappant au conflit, à la misère, aux persécutions et à la mort, dans le désir d’un avenir meilleur.

La grand-mère Fatima Aibout recèle en elle la dignité de celle qui a le savoir, l’expérience et la distance, quand le grand-père Issam Rachyq-Ahrad, disparu, garde intacte la volonté responsable qui le motivait. 

L’ardente Sabrina Kouroughli porte le propos avec belle élégance, s’interrogeant face public, prenant le spectateur à témoin, à l’écoute des informations dispensées pour les commenter, dansant et s’oubliant un peu, avant de tout ressaisir encore, alerte et allègre, souriante et décidée.

Un spectacle lumineux de sensations mi-figue mi-raisin hissées jusqu’à la paix retrouvée avec soi.

Véronique Hotte 

Avignon Off, du 10 au 29 juillet 2022 à 10h30, relâches les 12, 19 et 26 juillet au . 11 Avignon, 11 boulevard Raspail. Tél : 04 84 51 20 10, www.11avignon.com