
Crédit photo : Philippe Delacroix
Un certain penchant pour la cruauté de Muriel Gaudin, mise en scène de Pierre Notte. Musique de Clément Walker-Viry, lumière d’Antonio de Carvalho, scénographie de François Gauthier-Lafaye, costumes de Sarah Leterrier.
Avec Fleur Fitoussi, Muriel Gaudin, Benoit Giros, Antoine Kobi, Emmanuel Lemire et Clément Walker-Viry.
La crise migratoire en Europe depuis quelques années a ému le grand public, la majorité de la population constate avec stupeur l’endurance douloureuse des migrants arrivant en France. Il faut les aider, se dit-on, et l’auteure la première, Muriel Gaudin qui a accueilli un adolescent chez elle:
« Et cependant, quand nous sommes confrontés concrètement à l’accueil de ces migrants, le soupçon et l’entre-soi ressurgissent. On ne dénonce pas la discrimination contre les migrants mais on observe et on rit de notre capacité à défendre des idées et à agir à l’inverse, dès que la sphère intime est atteinte. Bien-pensance et cruauté peuvent faire partie d’une même et belle famille.
(…) Le mélange des cultures est-il un troc ? Je t’accueille sous mon toit, je te nourris, je te donne la marche à suivre pour t’intégrer, je te suis essentiel(le), et toi, en échange, tu me donnes toute ta gratitude et l’assurance du Bien que je fais ? Le rapport est-il marchand ? Je te sauve de tout, j’exerce mon pouvoir, mon savoir, et toi, tu me déculpabilises ? » (Muriel Gaudin, auteure.)
Mensonges, arrangements et mauvaise foi, entre préjugés datés et valeurs tendance bobos.
Elsa est heureuse et le fait savoir, épanouie et satisfaite d’elle-même, en prise constante de pouvoir à l’intérieur de la famille, éloquente et diserte au possible. Elle occupe de sa voix tout le volume sonore, posant des questions, donnant ses ordres et commentant les situations.
Une figure exemplaire, croit-elle, or elle a la posture même d’un véritable tyran féminin qui abuse de sa position et terrorise les autres – ceux-ci la laissent parler en se retirant et s’excluant de la bataille ; elle est interprétée par Muriel Gaudin, l’auteure d’Un certain penchant pour la cruauté.
Autour d’Elsa, femme décidée, habillée d’une robe rouge et chaussée d’escarpins rouges, se tiennent tous les autres – le mari Christophe (Benoit Giros), la fille Ninon (Fleur Fitoussi), l’amant Julien (Emmanuel Lemire), et même le musicien (Clément Walker-Viry), et surtout Malik (Antoine Kobi), mineur isolé venu d’Afrique, portrait tonique en majesté dans un Slip Français blanc.
Les autres parlent moins que la mère, la laissent dire, mais n’en pensent pas moins : échanges brefs et longs silences. Malik se souvient d’un long poème, une histoire de deux fleuves qui ne doivent jamais se rencontrer, dont les oiseaux magnifiques deviennent poissons et inversement.
Ninon, proche du garçon, apprend dans la langue originelle cette légende du pays de Malik.
Une aventure exaltante à construire, sur le socle du mélange des cultures, mais aussi de la place qu’on est prêt à concéder à l’autre, en se décalant, en bougeant ses lignes pour lui laisser place.
Un certain penchant pour la cruauté créé par Pierre Notte est un jeu de cache-cache et d’intrigues : l’exploration – humour, cruauté et espièglerie – des faces cachées des bonnes consciences.
Une comédie familiale, une farce sociale sur les contradictions et les préjugés enfouis. Toutes les situations délicates sont comme inventoriées et répertoriées. Et qu’on soit optimiste ou pessimiste, les saynètes sont données cash, sans nulle retenue, laissées à l’appréciation du public de théâtre.
Abandonner le contrôle et la maîtrise de son quotidien, comme celui de son entourage, est bien ce que ne souhaite pas la mégère, un principe de réalité auquel il faudra pourtant se résoudre.
Le spectacle est vif et malicieux, rythmé à souhait, en mouvement toujours, reconstruisant d’un côté, les perspectives et les projets immédiats pour aussitôt les déconstruire, de l’autre côté.
Et la scénographie de François Gauthier-Lafaye, astucieuse, répond à cette image dialectique d’opposition et de contradiction, offrant au spectateur un jeu d’enfants à découvrir – cubes roulants à déplacer et coffres contenant les accessoires à ouvrir, des structures ludiques de bois qui tiennent lieu de table de cuisine, de comptoir de bar, de bureau, de lit de chambre, de banc …
Le public amusé ne s’ennuie pas devant ce qui s’invente sous ses yeux puis reste à l’abandon, observant les acteurs se vêtir et dévêtir : la vie va, nul ne reste en arrière ni ne se laisse faire.
Les comédiens toniques donnent tout, bonheur d’être ou amertume, restant à l’écoute de l’autre, autant que faire se peut, sans renoncer jamais ni renier quoi que ce soit des valeurs d’universalité.
Véronique Hotte
Festival Off Avignon, du 7 au 30 juillet 2022 à 13h05, relâches les 11, 18 et 25 juillet à La Scala Provence, 3 rue Pourquery Boisserin 84000 – Avignon. Tél : 04 65 00 00 90.