Les Irresponsables de Hermann Broch, traduction d’Irène Bonnaud, mise en scène, scénographie et lumières d’Aurélia Guillet.

Crédit photo : Juliette Parisot

Les Irresponsables de Hermann Broch, traduction d’Irène Bonnaud, mise en scène, scénographie et lumières d’Aurélia Guillet.

Avec Adeline Guillot, Marie Piemontese, Pierric Plathier, et à l’image, Miglen Mirtchev, Judith Morisseau et Manel Morisseau-Coulloc’h. Son Jérôme Castel, vidéo Jérémie Scheidler, costumes Benjamin Moreau.

Hermann Broch (1886-1951) est un grand romancier de langue allemande. A la maturité, il quitte les affaires pour se consacrer à la carrière littéraire. Mêlé à la culture viennoise, il écrit aussi des essais critiques, philosophiques ou politiques qui illustrent l’histoire contemporaine – disparition des valeurs bourgeoises, inquiétude existentielle, quête d’un nouvel humanisme, dictatures montantes.

Le roman Les Irresponsables paraît en 1950 : l’auteur modifie cinq nouvelles « kafkaïennes » de 1933, il en écrit six autres, les reliant par des pages lyriques – poèmes, « voix » de 1913,1923 et 1933 – , contrepoints poétiques et politiques des récits intérieurs sur la solitude et l’angoisse. 

Regarde hier devenir demain

Avant même de s’être écoulé.

Le paysage a une faille. (Hermann Broch, Voix de 1933, Les Irresponsables)

Broch analyse politiquement les conditions morales qui ont permis le nazisme et condamne le type du « Spiesser », l’indifférence des petits bourgeois médiocres : leurs idées politiques vagues et confuses ne permettent pas de les considérer comme des responsables directs, mais c’est leur état d’esprit qui a rendu possible le nazisme, et l’« innocence » de tous ces personnages est coupable. (André Souyris, Encyclopedia Universalis)

Iréne Bonnaud, traductrice de ces fragments des Irresponsables que crée Aurélia Guillet,évoque l’ironie du titre : les hommes se disent Non responsables, Pas responsables, quoiqu’il arrive.

Entre anarchie et réalisme, l’individu s’adapte finalement à la logique marchande et à la rationalité technique qui régissent la société, tel est le début de l’étude sur la dégradation des valeurs.

La metteuse en scène Aurélia Guillet monte des fragments de ces Irresponsables, une écriture qui joue avec les différences de registres de langage, du trivial ou rustre au poétique et lyrique. Et différents portraits de personnages se croisent, en Allemagne nazie montante, dans l’entre-deux-guerres: « Broch écrit l’Histoire du point de vue de la réalité des corps ».

La quête consisterait en une connaissance éveillée et assumée d’un désir que l’être doit maîtriser, et non plus laisser aller à vau-l’eau. Oeuvre écrite après la Seconde Guerre mondiale, elle renvoie le lecteur vers la responsabilité de sa propre vie autonome, aux lendemains de cette catastrophe.

Au coeur de cette mise en scène, brille le récit de la servante Zerline que Jeanne Moreau a déjà magnifié dans une mise en scène de Klaus Michael Grüber en 1986 et que Hannah Arendt considérait comme « l’une des plus belles histoires d’amour de langue allemande ».

Ce récit est un inventaire de la vie amoureuse de la vieille servante adressé au nouveau locataire de la maison, A (Andréas), entre revanche sociale et rancoeur amoureuse. Ce récit dévoile des personnages cristallisant la fascination morbide pour le fascisme, le rêve d’une Nature réconciliée.

Lui ne dit presque rien face à cette longue confession, engourdi par la chaleur d’un après-midi. La servante lui raconte avoir partagé le même amant que sa maîtresse, lequel est le père de la fille de la maison – Hildegarde – qu’elle qualifie dès lors de « bâtarde ». 

A travers l’histoire de la passion amoureuse pour ce bel amant partagé par la Baronne et la servante, se dévoile une étrange porosité entre la frustration sociale et l’obscurité du désir.

Zerline, plongée dans son passé, avoue sa trouble responsabilité dans le procès de ce séducteur dont l’une des conquêtes est retrouvée morte : le séducteur avait trois maîtresses à la fois, la Baronne, la servante Zerline et une femme morphinomane, résidant dans le pavillon de chasse attenant. Amant compulsif et obsédé sexuel, le fameux tombeur est sans rigueur, n’obéissant qu’à ses pulsions, exacerbant hypocrisies, jalousies et rivalités féminines alentour. A l’opposé, la figure du Baron reste du point de vue de Zerline, un homme « pur » et fort – autre fantasme rêvé. Malgré tout, forte et lucide, la femme de tête déploie un argumentaire qui donne foi à la vie, à l’existence. 

Vouée pourtant à la domesticité comme servante de maison, la narratrice n’hésite pas à juger ce qui l’offusque, la non-reconnaissance du Mal face au Bien par des hommes incertains et approximatifs, répétant que l’être ne vaut pas grand-chose : « De quel vacarme de l’âme, absolument inutile et vide, les gens remplissent le vide de leur vie, le vide de leur ennui… 

Mais pourquoi il supportait ça ? Mais parce qu’il fait partie de ces hommes qui placent les femmes trop haut et en même temps trop bas, et à cause de ça, il leur faut se mettre à leur service avec leur corps, parce qu’ils sont incapables de les respecter avec leur âme. »

Pendant ce récit, le jeune homme revient à lui-même et avoue son attitude de fuite face au temps, se laissant porter par les événements, velléitaire et non volontaire, indécis, inactif et surtout passif.

La seconde partie du spectacle débute par un film – la Ballade de l’éleveur d’abeilles. Face à la crise, la vanité du commerce et des villes industrielles, l’homme élève des abeilles à la campagne.

Il avait été artisan, et maintenant il était formateur itinérant. Mais lorsqu’il traversait la campagne en chantant, la distance d’où il venait l’enveloppait, tel un manteau, il n’était pas vulnérable aux abeilles, il n’était pas vulnérable à la vie, il n’était pas vulnérable à la mort. 

A l’écran, paysage rustique ensoleillé et printanier de fleurs dorées des champs et d’un ciel bleu.

Rêve de solitude et de séparation d’avec le monde des hommes, il laisse Mélitta, sa jeune fille adoptée, partir à la ville, lieu de perdition, quand Zerline la jette dans les bras de A., provoquant la haine et la jalousie d’Hildegarde qui voudrait se réserver A, contre Zerline et le pavillon de chasse.

Vivent ensemble ainsi la Baronne, Hildegarde, Zerline et A, nouveau propriétaire de la demeure.

Et Hildegarde, pour réduire à néant les gestes amoureux de A à l’égard de Mélitta, pure jeune fille venue de la campagne – ce qui ferait un mariage de mixité sociale – s’emploie à séduire A sans le moindre sentiment. Cette femme altière éprouve une fascination érotique pour le fascisme délétère, appelant son partenaire sexuel « Fuhrer » – un idéal dépravé qu’elle compare à

« un guide qui nous emmène au royaume de la mort, un chef qui nous conduit vers ce qui n’est pas afin que nous retrouvions ce qui est, voilà ce qu’il nous faut à tous… » Hildegarde regrette que A ne soit pas un tel chef qui fraie avec l’anéantissement, la mort, le meurtre, les passions.

Le Mal est considéré comme victoire et conquête finale du côté des tentateurs, via les sacrifiés et les irresponsables, avec en perspective le désir d’appeler à ce qui sauve et à ce qui rassemble.

Réalisme magique, vidéo de paysages de fleurs éclatantes des champs, de ciels mobiles et  nuageux, jeu de clairs-obscurs pour un intérieur sobre et bourgeois des années 1950 que des draps blancs recouvrent pour le protéger de la poussière et … du Mal, un univers sonore délicat.

Est palpable, dans l’atmosphère scénique et scénographique, la recherche d’intensité de jeu des acteurs, à travers Marie Piemontese, une admirable servante Zerline de grande dignité – une belle présence existentielle à soi et douée d’un regard philosophique et sociologique porté sur le monde.

Adeline Guillot incarne une Hildegarde battante, violente et subversive, provoquant l’homme à séduire, et Pierric Plathier porte en lui toute la nonchalance d’un être non investi et non désirant.

La tragédie finale du suicide de Mélitta – une mort presque éprouvée – désille enfin les yeux de A.

Un beau spectacle délicat, ouvert à la réflexion politique, sociale et existentielle qui fait grand écho à l’actualité de nos temps de catastrophe humanitaire, marqués par les délires d’un homme « fort », qui n’a pu être arrêté – cap au pire – sur sa route de destruction et d’anéantissement.

Véronique Hotte

Spectacle vu le 8 mars au Théâtre National Populaire – Villeurbanne. Du 3 au 19 mars 2022, du mardi au samedi à 20h30, dimanche à 16h, relâche lundi, au Théâtre National Populaire 8, place Lazare-Goujon Villeurbanne.(Rhône). Tél : 04 78 03 30 00 tnp-villeurbanne.com