Le Ciel de Nantes, texte (éditions Les Solitaires intempestifs, 2021) et mise en scène de Christophe Honoré.

Crédit photo : Jean-Louis Fernandez

Le Ciel de Nantes, texte (éditions Les Solitaires intempestifs, 2021) et mise en scène de Christophe Honoré, scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy, lumière de Dominique Bruguière, vidéo de Baptiste Klein, son de Janyves Coïc, costumes Pascaline Chaval.

Avec Youssouf Abi-Ayad, Harrison Arévalo, Jean-Charles Clichet, Julien Honoré, Chiara Mastroianni, Stéphane Roger, Marlène Saldana.

Objet de culte et de haine – « familles, je vous hais… », l’apostrophe fameuse d’André Gide -, la notion de famille est multiple. En Europe, puis dans les langues qui y sont nées, son origine latine est celle d’une communauté de serviteurs-esclaves, les famili, attachés à la maison du maître. Elle est ainsi marginale par rapport à ses contenus socioculturels majeurs et universels, qui sont la parenté, la filiation, le mariage car elle se relie plutôt à la propriété du lieu : terre, logis, foyer…

Sur un plan intuitif et vécu, la famille traditionnelle et bourgeoise est ressentie, surtout depuis la crise morale de la seconde moitié du XIX è siècle, tel un milieu étroit, étouffant et plutôt pervers : 

« Famille, tu es le foyer de tous les vices de la société; tu es la maison de retraite des femmes qui aiment leurs aises, le bagne du père de famille et l’enfer des enfants. » (August Strindberg, Le Fils de la servante).

Ou encore le regard d’Oscar Wilde dans L’Importance d’être constant : « La famille n’est qu’une horde de parents assommants qui ne connaissent rien à l’art de vivre et ignorent l’art de mourir au bon moment. »

Mais ces critiques sont le fait d’écrivains et d’intellectuels d’esprit critique. Sociologiquement, le XX è siècle fut aussi le témoin d’un retour à la famille, d’ailleurs réduite à la cellule parents-enfants.

L’existence de familles « recomposées », l’exaltation par le cinéma et la télévision des vertus familiales en même temps que la déploration de leur état de crise, avec le recul de l’autorité parentale, donnée pour cause de la violence adolescente, manifestent clairement une nostalgie. 

Dans Les Idoles (2019), Christophe Honoré laisse place aux artistes admirés pour mieux rêver de loin à leurs rencontres, écrit Eric Vautrin, dramaturge du Théâtre Vidy-Lausanne, et dans Le Ciel de Nantes, poursuit-il, le même, devenu artiste à son tour, se met en scène et en jeu.

La nouvelle créationde l’écrivain, réalisateur, scénariste et metteur en scène Christophe Honoré poursuit un fil autobiographique déjà entamé, ici avec le récit de sa famille sur trois générations : « Le Ciel de Nantes, c’est un film imaginaire, un film sur ma famille que je ne me suis jamais décidé à tourner. Les personnages sont ma grand-mère, mes tantes, mes oncles, ma mère et moi. Ils ont un avis sur le film dont ils nous parlent. Il semble que leur vérité ne soit pas la mienne. »

Sur le plateau de théâtre, vivent ensemble et se côtoient les vivants et les morts, les survivants aux suicidés et aux disparus par accident, alcoolisme, consommation de drogues, usure du temps. Les sept personnages présents – trépassés ou bien en vie – évoquent aussi et forcément tous les autres absents de la scène, membres séparés ou éloignés ou oubliés de la famille en puissance.

Tous n’en vivant pas moins, joyeux ou frondeurs, étonnés ou cyniques, criailleurs et brailleurs.

Pour décor, un cinéma désaffecté, tel qu’on en a vu en province, en banlieue ou en ville, du temps d’une enfance déjà éloignée. Et c’est entre les rangées de sièges aux couleurs passées que circulent les personnages, foulant un sol en linoléum aux couleurs délavées et typiques des dernières décennies du siècle passé, avec, accrochés aux murs, des luminaires désuets – un monde vieilli, dépassé et oublié qui fut pourtant le réceptacle des premières émotions esthétiques.

Sur la scène, Christophe Honoré représenté et interprété par Youssouf Abi-Ayad, le cinéaste qui filme les excès passionnels et le brouhaha de sa communauté originelle. Claudie est là, la tante aimée, incarnée par Chiara Mastroianni, douce présence au monde – fragile, pudique et sensuelle.

L’oncle Jacques Puig, joué par Jean-Charles Clichet au comique flamboyant, endimanché dans son costume-cravate, est le chouchou de sa mère. Celle-ci, Odette Puig, dite Kiki, grand-mère de l’auteur, est incarnée par l’extraordinaire Marlène Saldana, rieuse et boudeuse, aux beaux appâts charnels – véritable flamme rouge qui entretient bon an mal an ce foyer de folie incandescente.

Marie-Do, la mère de Christophe/Julien veille posément sur son monde, davantage à l’écoute, interprétée avec justesse par Julien Honoré lui-même, « petit » frère de Christophe dans la vie. Cette mère transposée – facétie et liberté – ravit, sous le charme de la chanson d’Alex Beaupain. 

Quant à Puig, le grand-père d’origine espagnole, ombrageux et séducteur, agent de police au commissariat de la ville de Nantes avant qu’il ne la quitte, banni par tous, il est joué avec panache par Harrison Arévalo qui danse et déclame avec brio – un rêve de toréro ou matador incontesté. 

Est là aussi le douloureux oncle Roger, interprété par Stéphane Roger, marqué par la Guerre d’Algérie et les tortures infligées par les soldats, colérique, meurtri par la disparition de son fils.

Et, tel un lien récurrent et urgent de la réalité immédiate ukrainienne, le premier des dix-sept tableaux, intitulé Les Coccinelles en référence aux coccinelles que l’oncle Roger enfant aurait admiré sur la chaussure d’un adulte au cimetière de Nantes, un souvenir que celui-ci réfute, résonnent les bombes des Alliés qui attaquent la ville de Nantes le 16 septembre 1943 :

« La place de Bretagne, la place du Commerce, la rue Crébillon, la place Royale, la place de Bouffay, aussi l’Hôtel-Dieu. Les sirènes hurlent dans le fracas des explosions. Une femme parmi d’autres court au milieu d’une rue dévastée, elle fait un signe de croix, geste dérisoire, comme si elle ne l’avait pas fait depuis longtemps, et qu’elle le faisait là sans réfléchir…. »

La grand-mère – jeune femme à l’époque – court dans la ville de Nantes, comme les civils ukrainiens d’aujourd’hui – femmes, enfants, personnes âgées, perdus sous un même ciel.

Indélébiles sont ces images transcrites par les mémoires familiales et les archives historiques, un écho du passé à contre-courant et prémonitoire des guerres persistantes, déclarées, ici et là. Ces scènes sont aujourd’hui filmées en Ukraine, résonnantes de leur puissance d’anéantissement. Un puits inépuisable de traumas à venir, souvenirs des disparus et scènes horribles de destructions.

Une sombre perspective que transcende l’allégresse et la bonne humeur de ce spectacle d’ombres et de lumières, la verve populaire et percutante des propos saillants d’une famille excessive qui a troublé à vie l’enfant observateur des siens, le même poète Christophe Honoré qui réinvente la vie. 

Maintenant je ne sais plus si ma vie a vraiment croisé votre vie, ou bien si je n’ai pas tout inventé…Ma mémoire m’apporte moins que ce que j’ai rêvé de vous… Je n’ai pas besoin d’une histoire, j’ai besoin de vous… c’est un besoin et un secret. Pourquoi faut-il que tout soit secret ? Pourquoi faut-il un secret pour oser me tenir là au milieu de vous ? Pourquoi le cinéma exige tout de nos secrets?

Ce voeu intime de brosser un portrait de famille sur la scène, est une réussite de théâtre populaire et convivial – entre le regard extérieur de la narration de celui qui filme ou bien ferme les yeux de tristesse impuissante, l’alternance de scènes fortes et plus légères, et les danses réparatrices.

Un beau consentement au « besoin de parler aux êtres aimés », à la « tendresse déchirante, pareille à un « secret » où l’émotion et le souvenir de l’émotion ne se laissent pas séparer ».

Véronique Hotte

Du 8 mars au 3 avril 2022, du mardi au samedi 20h, dimanche 15h, à L’Odéon-Théâtre de l’Europe Place de l’Odéon Paris 75006. Tél : 01 44 85 40 40 www.theatre-odeon.eu 

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s