La Femme à qui rien n’arrive, écriture et interprétation de Léonore Chaix, mise en scène de Anne Le Guernec.

Crédit photo : Camille Sauvage.

La Femme à qui rien n’arrive, écriture et interprétation de Léonore Chaix, mise en scène de Anne Le Guernec.

L’événement est ce qui advient, arrive, se produit – bonheur, chance ou bien catastrophe. Dans son sens restreint et fort, un événement se caractérise par l’opération d’une rupture imprévisible, suscitant la surprise et semblant dépasser les prévisions que l’on pouvait en faire.

La figure de La Femme à qui rien n’arrive de Léonore Chaix, tant sa vie semble inexistante, est en quête de quelque chose qui survient, un fait, un événement, bientôt, dans la journée qui puisse rompre la monotonie des jours : il pourrait lui arriver malheur ou bien ne rien lui arriver du tout.

L’événement advient : tous les faits ressentis ne se valent pas, loin de là; les « événements » de la vie restent inédits et imprévisibles et souvent méconnaissables. Or, entendre frapper à sa propre porte ne sait-ce pas quelque chose qui arrive enfin, et une menace aussi de la peur de se perdre.

Dans La Femme à qui rien n’arrive, la protagonistequi parle n’a qu’un objectif : finir d’accomplir la liste de ses tâches quotidiennes incompressibles au rythme robotique dicté par la « Machine. Dès qu’une tâche est accomplie, à l’intérieur d’une cuisine organisée comme un champ de bataille d’opérations militaires – nord, sud, est, ouest – avec à son endroit respectif, lave-vaisselle, lave-linge, sèche-linge, accessoire ménager – presse-fruits ou machine à jus – non déballé de sa boîte.

A chaque tâche accomplie, l’interprète et auteure s’imite elle-même, comme un objet, mimant un ballon enfantin qui, gonflé, se dégonflerait d’un coup brut – un pschitt de souffle évacué qui change le personnage vivant en un pantin vide et désarticulé, une marionnette molle et dé-vertébrée.

Installée à une table de bureau que nous ne voyons pas, si ce n’est la table de la loge du lointain – guirlande de lumières et amas de pommes de terre -, Elle se voue entièrement à son ordinateur, son écran, sa boîte mail, ses indésirables via les réflexes que l’utilisatrice doit acquérir pour relancer une commande annuelle de pommes de terre, renouveler son contrat et payer en ligne.

Pour seule réplique, une voix artificielle et maladroite de robot absurde qui s’adresse à la cliente démunie, « machinalement », heurtant les mots et les répétant, ne prononçant plus que quelques consonnes. Vide interactif, faux échanges, imitation insincère des relations entre les êtres.

Absence de présence humaine, la solitude est la compagne de cellequi s’entretient au mieux avec elle-même, roulant des yeux de-ci de-là, le regard planté face public, attendant son assentiment.

Le téléphone sonne pour un appel commercial stéréotypé inopportun, solitude et isolement. L’état est redoutable, spatial et temporel d’une femme éloignée, séparée et disjointe de ses semblables. 

Le retour à soi provoque la méfiance dans une société active et technicienne, sans divertissement ni bavardage, ni bruits superflus qui font l’essentiel de la vie commune, mouvement intérieur qui demande de la force dans le monde moderne qui, industrialisé et technicisé, travaille à détruire peu à peu tout recours à l’essentiel et au spirituel, refusant de reconnaître la condition mortelle.

Or, la femme qui monologue en a assez de cette solitude épuisante, vide bien que multi-active. La solitude se corrige par la relation et la réciprocité avec les êtres, la vie, les choses du monde et soi.

Foin de la solitude souvent subie, et de la prise au piège d’une publicité virtuelle, la locutrice signe un contrat avec un commercial spécialisé en « production de choses qui arrivent. » Confrontée à ce qu’elle redoute : qu’une chose lui arrive pour basculer dans un monde de plus en plus délirant.


Narré à la troisième personne, le monologue facétieux est un conte moderne à l’humour grinçant,  qui trouble le spectateur et le fait rire, confronté à une comédie de l’absurde sur l’immobilisme et la solitude, amplifiés par la dépendance aux injonctions démultipliées des machines connectées.

Léonore Chaix interprète tous les personnages de ce polar métaphysique déjanté – plaisir du contrôle d’un récit et appel poétique au désordre, à l’inattendu et à la reconquête de ses désirs. 

Anne Le Guernec, metteuse en scène du solo féminin, évoque un poème à la sonorité contemporaine et rythmée dans lequel s’orchestre, entre machines qui disjonctent et humains qui déraillent, un savoureux tissage des voix et des dialogues, de variations, de ruptures et de délires.

Cette Femme à qui rien n’arrive, immobile et hyper connectée, sur un plateau nu, si ce n’est une chaise, dégage une dimension significative d’humour, de distance et de moquerie de soi, un amusement en même temps que la dénonciation d’une vie absurde et sans nulle existence.

Léonore Chaix est une clownesse facétieuse qui sait ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas, assise, verticale sur sa chaise, elle parle au public droit dans les yeux, sûre de ses dires et de sa prestation. Une fois debout, elle « détend ses lombaires », le buste penché, les mains au sol : « ça vous dérange ? » Les spectateurs, rivés à ses paroles, l’écoutent dans tous les sens, avec plaisir.

Véronique Hotte

Spectacle vu en Générale de presse, le 15 décembre 2021. Du jeudi 20 au lundi 24 janvier 2022 à 20h30, et le dimanche à 17h, et tous les lundis, du lundi 31 janvier au lundi 28 mars 2022 à 20h30 au Théâtre de la Girandole, 4 rue Edouard Vaillant 93100 – Montreuil. Le 9 juin 2022 à 19h et le vendredi 10 juin à 20h au Studio d’Asnières, 3 rue Edmond Fantin – 92600 – Asnières sur Seine.