J’ai un nouveau projet, texte et mise en scène de Guillermo Pisani.

J’ai un nouveau projet, texte et mise en scène de Guillermo Pisani.

L’action est ancrée dans un bar parisien –  on voit une jeune femme circuler dans les rues de Paris à vélo sur le grand écran du lointain –, un quartier bobo, comme il s’en développe actuellement, une contemporanéité immédiate, un aujourd’hui extrême. L’espace semble cool et flexible, quand les frontières entre travail et loisir, espace public et espace privé, restent indistinctes, ce qui pour l’auteur et metteur en scène d’origine argentine, Guillermo Pisani, correspond à un aboutissement de la sociabilité urbaine à l’ère d’un néo-libéralisme déclinant – l’organisation capitaliste par projets.

Flexibilité des horaires, télétravail, implication personnelle et créative dans les projets, responsabilisation : sous couvert de liberté, se crée une dépendance nouvelle. Paradoxes et contradictions, soient les tiraillements existentiels du temps. Un bar où l’on vient – le « on » recouvre plutôt les jeunes gens, en général – souvent pour travailler : ceux-ci dévient très peu leur regard de l’écran de leur téléphone ou d’ordi ou de tablette, en quête d’informations, de rendez-vous, de réception de mails.

Ils travaillent et télé-travaillent grâce aux outils informatiques de communication ; leur vie personnelle se faufile ici et là, en même temps, entre esprit de concurrence et soumission, liberté jouée et enfermement au cœur d’une « surveillance » organisée. La vie est la marchandise appropriée de chacun par la  voie des réseaux sociaux.

Le dispositif technique et vidéo de J’ai un nouveau projet permet au public de voir en direct ce qui se passe sur les écrans projetés des téléphones et des ordinateurs. Ordis, smartphones et tablettes à gogo imposent une tyrannie de tous les instants. Une réalité aliénante à laquelle chacun s’astreint et dont on ne se départit pas si facilement car l’heure est à la loi de l’instant, l’injonction permanente de la suractivité.

Les clients du bar rédigent des dossiers, écrivent des mails de travail, des sms de rupture amoureuse, mais aussi font de la musique, écrivent un scénario, consultent des sites de rencontres et des applications de drague rapide, comme Tinder, postent leurs photos sur Facebook et se psychanalysent par Skype, dit l’auteur perspicace.

Espaces virtuels en pagaïe et conséquences réelles de ces mêmes fréquentations. Urgence d’un présent sérié d’instants voués à la planification. Joseph  Danan évoque une « hyper-connexion écranique » correspondant au divertissement pascalien.

Soit un portrait de nous-mêmes, ajoute l’essayiste, en ce que nous sommes des citadins du monde occidental branchés, ultra-connectés et incapables de supporter ce vide, sans le remplir immédiatement de toute sorte de gadgets et de futilités.

Le public est ravi, assis à côté des clients incarnés – des figurants amusés et présents-, et des acteurs proches, connectés à leurs appareils, « révélés » à l’écran. La pièce s’étend sur six semaines pré-estivales qui voient se croiser une trentaine de personnages dont les différentes histoires se côtoient, se frôlent ou s’entrechoquent.

Une start-upeuse et son équipe, un fonctionnaire du Ministère des Finances qui s’occupe d’une incise dans le nouveau traité de libre-échange ; une hyper-occupée solitaire, qui fait son planning sur son vélo ; un patron kurde qui tente de vendre son bar, à l’ère du co-working, à la Société Générale ; le gérant turc du bar qui négocie la répartition des horaires entre les serveurs pour les week-ends, entre intérêts égoïstes et essai de collaboration conviviale ; des cadres de la Société Générale testant de nouveaux espace de co-working ; un producteur de films indépendants.

La start-upeuse monte avec des amis éclairés un site de rencontres spontanées pour capter les futurs déçus des plateformes virtuelles, pour de vraies relations :

« Tu le sais bien, les applications, les sites, les entreprises ont trouvé la manière de marchander les relations humaines. Le travail, l’amour, l’amitié, le sexe, l’engagement, la famille passent de plus en plus par des plateformes qui sont en dernier terme des entreprises… Le moment viendra où personne ne pourra se passer d’une application pour draguer, pour trouver son amour, pour trouver du travail ou même pour se lier d’amitié. Bientôt il ne sera plus possible d’entreprendre quelque chose ensemble sans passer par des applications. »

Que manque-t-il à ces êtres de bonne volonté et perdus dans un vertige existentiel ?

Le spectacle convivial et performatif de J’ai un nouveau projet de l’inventif Guillermo Pisani démontre à son public via la métaphore théâtrale que c’est avec le courage que l’on apprend à savoir qui l’on est, non pour se sauver soi égoïstement, mais pour sauver le monde – une valeur inestimable à quoi consentir, en dépit des sarcasmes. Or, nous avons peur – peur de soi et peur de penser, par manque de confiance -, telle est la dimension risquée de la vie, peur que l’on croit éviter en prétendant trouver, en payant, ce qu’on cherche, et se départir de la question existentielle.

Les comédiens sont attachants, jouant à la fois leurs personnages, et passant d’une figure à l’autre, d’une caractéristique à l’autre, et d’un costume à l’autre, prestement. Ils sont engagés politiquement dans leur temps international, se déployant avec aisance dans la fiction des espaces intérieurs et extérieurs convoqués, commentant les idéologies passées et présentes, au prisme, par exemple, d’un cinéma grand public de bonne conscience où sont exploitées les images d’un héroïsme fabriqué.

Qu’il s’agisse de la start-upeuse interprétée par Sol Espeche, du gérant du bar par Marc Bertin, du mathématicien « fou » par Arthur Igual, de la grande prêtresse des Ressources Humaines à la Société Générale par Pauline Jambet, du scénariste et lanceur d’alerte par Benjamin Tholozan, tous sont pleinement vivants et crédibles, des figures humaines rigoureuses qui savent aussi se sourire à elles -mêmes, illuminant le plateau.

Avec Marc Bertin, Sol Espeche, Pauline Jambert, Benjamin Tholozan, en alternance avec Maxime le Gall, Julien Villa.

Véronique Hotte

Du 4 au 21 novembre 2021, du mardi au samedi à 20h30, dimanche à 16h30, Théâtre de la Tempête, salle Copi, Cartoucherie – Route du Champ-de-Manoeuvre 75012 – Paris. Tél : 01 43 28 36 36.