L’autrice Françoise Morvan et le traducteur et poète André Markowicz présentent une traduction nouvelle du Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov – éditions Inculte. L’autrice et l’auteur présentent en même temps la création de leur Maison d’édition Mesures.

L’autrice Françoise Morvan et le traducteur et poète André Markowicz présentent une traduction nouvelle du Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, publiée aux éditions Inculte. Les Lieux mouvants au Hameau de Saint-Antoine à Lanrivain – Côtes d’Armor.

Le dimanche 18 juillet au Hameau de Saint-Antoine à Lanrivain, s’est tenue devant un vaste public sous la chaleur estivale, une rencontre avec l’autrice Françoise Morvan et le traducteur et poète André Markowicz, à propos de la publication du Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov aux éditions Inculte (www.INCULTE.FR).

« Moscou, années 1930, le stalinisme est tout-puissant, l’austérité ronge la vie et les âmes, les artistes sont devenus serviles et l’athéisme est proclamé par l’Etat. C’est dans ce contexte que le diable décide d’apparaître et de semer la pagaille bouleversant les notions de bien, de mal, de vrai, de faux, jusqu’à rendre fou ceux qu’il croise.

Chef-d’oeuvre de la littérature russe, livre culte à travers le monde, Le Maître et Marguerite dénonce dans un rire féroce les pouvoirs autoritaires, les veules qui s’en accommodent, les artistes complaisants, l’absence imbécile de doute… (Quatrième de couverture).

Ce roman est en effet un palimpseste de toutes les voix de la Russie : de Pouchkine à Gogol, de Dostoïevski aux romans satiriques soviétiques, tout est concentré là, dans une triple histoire : l’arrivée du Diable dans Moscou, l’amour désespéré d’un écrivain, le « Maître » et de sa bien-aimée, Marguerite et le roman du Maître, une réécriture des derniers jours de la vie de Jésus.

André Markowicz écrit ainsi, dans En guise de préface à l’ouvrage de Mikhaïl Boulgakov : 

« En 1928, lorsque Boulgakov commence à écrire un roman sur « le diable » et « Dieu » (pour reprendre les thèmes de ses premières notes), il sait qu’un tel roman sera impubliable en URSS, mais il l’écrit comme un acte de résistance, une manière de dire sa liberté face à Staline. C’est en 1928 que Staline met fin à la NEP, la nouvelle politique économique, qui autorisait une part d’initiative et de propriété privée, et c’est en 1928 qu’il engage sa politique de collectivisation de l’agriculture qui plongera le pays dans la famine et donnera lieu à la première vague de terreur de masse après la fin de la guerre civile.

 Alors même que la censure s’appesantit, et qu’il lui devient de moins en moins possible de publier ou de faire jouer ses pièces, il reprend, remanie, corrige jusqu’à sa mort : les dernières corrections datent du 13 février 1940; il meurt le 10 mars sans avoir pu revoir définitivement l’ensemble du texte – un texte qui est aussi le roman de toute sa vie et prend en miroir le reste de son oeuvre, en particulier son théâtre.

Commence alors la longue histoire du manuscrit, sauvé par la patience et la vigilance de sa femme Elena. Si, peu à peu, le théâtre de Boulgakov parvient timidement à être joué, il faut attendre 1966 pour qu’une version expurgée du Maître et Marguerite puisse voir le jour en deux livraisons de la revue Moskva dont les numéros sont épuisés en quelques heures. Après la parution d’ Une journée d’Ivan Denissovitch en 1962, chacun voit l’événement majeur de la période du « dégel »; des lectures sont données un peu partout, et, même si les critiques officiels observent un silence réprobateur, le roman circule comme une promesse partagée. Eléna Boulgakova obtient l’autorisation de faire paraître à l’étranger une édition complète du manuscrit (le texte donné par la revue Moskva était abrégé du tiers) et la première édition paraît en Allemagne en 1969, suivie, quatre ans après, de la première édition complète en URSS du roman.

Très rapidement, les traductions se multiplient et Le Maître et Marguerite est reconnu dans le monde entier comme le chef-d’oeuvre de Boulgakov et le chef-d’oeuvre du roman russe du XX ème siècle. C’est aussi cette histoire du manuscrit du maître sauvé par Marguerite que préfigure le roman, comme une fable dont le thème profond serait, malgré tout, la confiance. 

François Angelier commente Le Maître et Marguerite le 9 octobre 2020 dans Le Monde des Livres:

« Amorcé en 1928, sous le titre du Sabot de l’ingénieur, détruit, réécrit et sans cesse repris, ce chantier romanesque accompagnera son auteur jusqu’à sa mort en 1940. Testament littéraire et récapitulation apocalyptique de l’oeuvre entière, Le Maître et Marguerite en déploie toutes les thématiques : goût malicieux du sarcasme, de la parodie, de la théâtralisation des figures et des situations, ; fascination, à la suite de Goethe, Hoffmann, Berlioz  (nom d’un personnage), Gogol, Dostoïevski et Bernanos (Monsieur Ouine s’écrit durant la même décennie), pour les « diableries », titre de son recueil de nouvelles (1925), et les incursions sataniques en ce bas monde; opposition frontale et satirique à toute tutelle d’Etat sur l’écrivain et la culture; souci du religieux alors condamné…

La scène est à Moscou, au coeur des années 1930, grise mégapole tenue en main par l’Etat soviétique et son tentaculaire réseau administratif et associatif, maintenu en laisse par la milice omniprésente et les services de renseignements. S’invite là Satan qui, sous le nom de Woland et l’apparence d’un magicien noir, artiste de music-hall, épaulé par une escouade démoniaque de première force ayant pris l’apparence du colossal et sombre matou Béhémot, de l’ancien chef de choeur angélique Koroviev, du roux démon Azazello et de la rousse succube Hella, va s’employer, avec un dilettantisme supérieur, à ruiner, hommes et lieux, tous les fondements de la société soviétique.

On verra ainsi, au fil des chapitres et au moyen d’un éventail de sortilèges et de manigances, le quintette mettre à mal la toute-puissante Société des écrivains, humilier un poète officiel, un médecin ukrainien et un « buffetier » moscovite, et s’employer au dérèglement méthodique de toutes les institutions russes. A côté de ce saccage ludique, les deux personnages éponymes, le Maître, romancier interné, auteur d’un livre sur Jésus-Christ et Ponce Pilate, dont de larges passages sot cités, et sa maîtresse Marguerite, offrent un contrechamp mélodramatique et un horizon évangélique aux diableries. L’ensorcellement de Marguerite, sa convocation au sabbat et son assistance à un grandiose raout permettront de fusionner les deux plans du roman, qu’une fin toute mystique et spirituelle parachève, alors qu’estourbis, Moscou et le monde soviétique, retournant à leur grisaille, ne cessent de s’interroger sur ces singuliers et subversifs visiteurs, se vengeant de leurs désordres sur d’anodins chats noirs et d’anonymes citoyens.

Riches du travail de leur prédécesseur Françoise Flamant, et des travaux de spécialistes, tels ceux de Marianne Gourg, les traducteurs ont su radicaliser encore plus les partis pris théâtraux et la folie linguistique de ce pandémonium littéraire. Ils nous offrent, ainsi qu’ils l’écrivent, « un texte classique (…), pas un texte académique », mêlant préciosité et prosaïsme, humour (noms caricaturaux des personnages) et désespoir, élan lyrique et répétitions verbales. De bout en bout, ils maintiennent la pulsation rythmique de cette sarabande carnavalesque où Boulgakov démantèle la machine totalitaire. Et réaffirme, après Swift et Bloy, la puissance d’effraction idéologique de l’humour noir et de l’ironie fantastique. »

L’ouvrage est composé de deux parties et d’un épilogue. Pour donner une idée du ton général de l’ensemble, notons le titre du Chapitre 1 de la Première Partie : Ne parlez pas aux Inconnus. La note 1 de bas de page explique que le roman commence par le rappel de la doctrine officielle du Parti communiste des années 30 en URSS : il ne faut jamais parler aux inconnus, de crainte de se trouver face à de possibles agents de l’étranger. (Toutes les notes sont des traducteurs.)

Les deux personnages en présence de ce début de roman, assis sur un banc, au bord des étangs du Patriarche, au centre de Moscou – tout près de l’appartement où Boulgakov écrivait son roman -, n’étaient autres que Mikhaïl Alexandrovitch Berlioz, rédacteur en chef d’une revue littéraire et président de l’une des plus importantes associations d’écrivains de Moscou, et son jeune compagnon, le poète Ivan Nikolaïévitch Ponyriov, écrivant sous le pseudonyme de « Sans Logis ».

La note 4 de la page 18 informe que le poète Ivan Ponyriov a choisi pour écrire le pseudonyme de Bezdomny, c’est-à-dire « celui qui n’a pas de foyer, de maison », un pseudonyme révolutionnaire parmi une série de tant d’autres, comme il en existait à l’époque, à commencer par celui d’Alexeï Pechkov. Gorki, autrement dit « l’Amer ».

Or, « Sans-Logis » répond au thème de la maison, central dans toute la culture russe, depuis Pouchkine, qui opposait  la maison (c’est-à-dire le foyer, inviolable et privé) et le pouvoir. La maison est un des motifs centraux du Maître et Marguerite, et ce n’est pas un hasard si sa première apparition dans le roman est son absence dans le surnom à la mode soviétique de l’un de ses personnages.

Berlioz, de son côté, est insatisfait du poème antireligieux qu’il a demandé à son jeune acolyte. On apprend, à la note 8 du bas de la page 20, quel était alors l’esprit du temps et ses exigences :

« Les commentateurs citent tel ou tel poème soviétique qui serait le prototype de celui de Sans-Logis. L’époque était aux attaques contre la religion, au pillage des églises et aux arrestations massives des prêtres. Boulgakov avait été très choqué non seulement par la violence de ces attaques mais aussi par la nullité artistique des poèmes publiés contre le Christ. »

Mais la conversation sur Jésus-Christ des deux personnages est écoutée par un troisième insolite, l’étranger, qui se présente ainsi à eux : « Excusez-moi, je vous prie, dit, avec un accent étranger mais sans déformer les mots, celui qui venait de s’approcher, si sans vous connaître, je me permets… mais le sujet de votre conversation est si intéressant que… » (p.23) 

La note 10 de bas de page indique, pour l’anecdote, que cette dernière phrase forme le début de la chanson de Mick Jagger « Sympathy for the Devil » écrite en 1968, après que Marianne Faithfull lui eut fait lire la première traduction anglaise du Maître et Marguerite qui venait juste de paraître.

André Markowicz qui, en retraduisant les oeuvres de Dostoïevski leur a rendu leur force, s’est attaqué en compagnie de Françoise Morvan à ce monument littéraire et nous restitue sa cruauté première, son style brut, son souffle, son humour, ses capacités ludiques et son universalité. 

Un livre facétieux qui sait jouer des diableries cocasses comme des dangereuses folies humaines.

Véronique Hotte

Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, traduit du russe par André Markowicz et Françoise Morvan, éditions inculte, 2020, 556 pages 22,90 €. http://www.INCULTE.FR