Les Détaché.e.s, texte de Manon Thorel, mise en scène de Stéphanie Chêne, Yann Dacosta et Manon Thorel. La Compagnie du Chat Foin. A partir de 14 ans.

Crédit photo : Arnaud Bertereau

Les Détaché.e.s, texte de Manon Thorel, mise en scène de Stéphanie Chêne, Yann Dacosta et Manon Thorel. La Compagnie du Chat Foin. A partir de 14 ans.

Objet de culte et de haine – « Familles, je vous hais… », la notion de famille est multiple. Réalité socio-économique et psychologique discutée, telle toute institution humaine, la famille trouve son fondement d’abord dans le lien biologique de la reproduction…

Or, comment le cocon familial peut-il faire défaut à l’un de ses enfants – manquement, faillite des adultes qui se dérobent face à leurs obligations et n’assument pas leur mission « naturelle » ? Où est l’être mature qui doit protéger l’enfant afin que celui-ci ressente réconfort et tendresse ? Certains signent et persistent dans l’absence et l’abstention, l’impuissance et l’inaction.

On peut évoquer la carence en soins maternels ou soins paternels – des liens affectifs insuffisants.

Milieu étroit et étouffant, la famille peut être perçue comme passablement perverse : « Famille, tu es le foyer de tous les vices de la société; tu es la maison de retraite des femmes qui aiment leurs aises, le bagne du père de famille et l’enfer des enfants. »( Le Fils de la servante, Strindberg).

Le metteur en scène Yann Dacosta, artiste compagnon à L’Etincelle-Théâtre(s) de la Ville de Rouen pour trois ans, de 2019 à 2021, a mené en 2017, avec son équipe du Chat Foin, un projet de création dans la prison de Cherbourg, rencontrant des détenus qui avaient perdu tout lien avec l’extérieur, une expérience qui a profondément questionné la légitimité de la démarche artistique.

Comment ces êtres survivent-ils, en prison et au-dehors, quand ils ont perdu leurs attaches ?

L’équipe de travail, constituée de créateurs qui sont à la fois comédiens et comédiennes, chorégraphe, créateur lumière, vidéaste, auteurs et autrices, issus du théâtre et de la danse – Manon Thorel est autrice et comédienne, et Stéphanie Chêne, chorégraphe et metteure en scène -, allant sur les lieux de l’incarcération, s’est interrogée sur l’attachement réel des êtres au monde.

Une investigation patiente dans la confrontation à l’écriture de plateau – improvisations, quêtes et recherches d’investigation à la fois sociale, artistique et existentielle – intimité et aventure authentiques. Le groupe artistique a mené des ateliers d’écriture en prison selon des protocoles communs. Les ateliers de deux semaines de réflexion et de pratique ont été reproduits dans quatre centres pénitentiaires de Normandie : au Havre, à Caen, à Evreux et  à Val de Reuil.

Les histoires des détenus rencontrés à l’occasion de ces ateliers ont permis à tous les intervenants de mettre au jour d’autres histoires intimes de blessures liées à leur propre parcours personnel, des histoires vraies de liens que la vie tisse, re-tisse et puis dé-tisse au cours du temps.

Manon Thorel a écrit la pièce, inspirée par les improvisations des interprètes, dessinant un spectacle tourné vers l’épopée familiale – ses violences et ses carences. Des détenus aux parcours « cabossés » leur on confié des bouts de vie, des morceaux d’existence inachevée.

Quelles peuvent être les différentes ornières qui jalonnent un chemin ardu dispensant coups et meurtrissures – la résilience ou son absence, les probabilités de basculement inévitable ?

L’existence est universellement fragile, constatent Yann Dacosta et Manon Thorel, « car c’est dur d’être un humain. Et de le rester toute sa vie. Surtout en prison ». Le spectacle est le témoignage  d’une certaine empathie pour les exclus, « les malfrats, les monstres », entre fascination, tendresse et rejet, ou entre compréhension et non désir d’excuser en rien quoi que ce soit.

Un fil émotionnel se tend entre l’intervenant extérieur et le criminel – attachement et détachement. Le premier saisit-il le crime du second – modèle affectif, injonction sociale et blessure originelle ?

Dans le spectacle Les Détaché.e.s, Jean est en Centre Pénitentiaire, condamné à la réclusion à perpétuité. La pièce débute au parloir de la prison, en conversation avec sa mère. Des retrouvailles qui ont attendu douze ans avant de s’accomplir, la mère refusant de rendre visite à son fils coupable : le spectacle « remonte » l’histoire amère du détenu, âgé aujourd’hui de 35 ans.

Une vie banale, particulièrement griffée de carences, de violences et de hontes. Des scènes construites en pièces de puzzle, tentant de donner à voir les défaillances des membres d’une même famille – éclats de vie et petites fenêtres ouvertes sur le parcours d’une cellule familiale.

La violence est une force brutale exercée pour soumettre quelqu’un, ainsi pour le philosophe Alain, elle est « un genre de force, mais passionnée, et qui vise à briser la résistance par la terreur ». Violences physiques et morales, maltraitance, coups, expression brutale des sentiments ou des actions, déchaînement de forces virulentes, impétueuses et irréversibles. Jean, le fils de la famille en a fait la douloureuse expérience, partagé entre une mère aimante mais instable et fragile d’un côté, et d’un père taiseux et brutal qui ne s’exprime qu’en réduisant épouse et fils au silence?

Une tante paternelle sert de recours à l’enfant, et un oncle paternel encore – baumes et brûlures.

L’équilibre familial, propice au développement affectif, sensible et intellectuel du fils ne sera jamais au rendez-vous, trahissant la qualité amère d’une enfance, ses espoirs et ses sentiments détruits.

Un tableau triste et sombre, mais les comédiens font preuve d’une vitalité et d’une énergie réparatrices, silencieux ou bien chorégraphiant leurs mouvements et leur état intérieur, vifs et le plus souvent malheureux, criant leur douleur parfois dans les portes qui claquent et leur fuite.

Le fils est interprété par Bryan Chivot qui cache ses sentiments et sculpte sa douleur en dansant.

La mère dont le rôle revient à à Aurélie Edeline est juste dans le déséquilibre qui la caractérise, entre prise de conscience et inconséquence, à travers une expression du corps engagée : elle porte constamment sa douleur d’être mal au monde, sensible et incapable d’assister son enfant.

La tante, Jade Collinet, joue son rôle de mère de substitution, à la fois protectrice et castratrice. Martin Legros incarne le père et l’oncle, deux figures masculines antithétiques et ambiguës. Quant à Manon Thorel qui incarne la petite-amie, elle semble la seule figure aimable et raisonnable. 

Grégoire Faucheux et Olivier Leroy ont construit un espace évocateur des tensions et du chaos intérieurs aux membres de la famille, une série d’estrades et de coussins, de recoins, avec, comme trônant au milieu de l’espace à vivre, une énorme machine à laver essorant les âmes.

Que dire du comportement d’agression visant à blesser et à tuer chez les animaux, comparé aux hommes ? René Girard écrit dans La Violence et le sacré : « On sait désormais, que dans la vie animale, la violence est pourvue de freins individuels. Les animaux d’une même espèce ne luttent jamais à mort; le vainqueur épargne le vaincu. L’espèce humaine est privée de cette protection. »

Un spectacle percutant et précis qui cible juste les malaises et les défaillances évidentes de chacun, sans pourtant vouloir juger ni « faire la morale », laissant le spectateur apprécier l’état d’un monde et de certains de ses locataires, perdus, sans aucun repère et livrés à la seule dérive.

Véronique Hotte

Avignon Off, Générale de presse le 6 juillet 2021 à 22h15 et du 7 juillet au 29 juillet à 22h15, relâche les 12, 19 et 26 juillet 2021- durée 1h30 – au 11 . Avignon, 11 boulevard Raspail – 84000  Avignon. Tél : 04 84 51 20 10. www.11avignon.com Générale de presse le 6 juillet à 22h15.

Les 24 et 25 février 2022 au Tangram – Scène nationale – Evreux- Louviers. Le 1er mars 2022, Maison de l’Université – Mont-Saint-Aignan.Le 3 mars 2022, Espace culturel François Mitterrand – Canteleu. Le 8 mars 2022 à La Renaissance- Mondeville. Le 11 mars, au Rayon vert – Scène conventionnée – Saint-Valéry-en-Caux. Le 7 avril à la Scène nationale – Dieppe.

Spectacle vue à la Chapelle Saint-Louis à Rouen, le 2 juin.