Le Cabaret des absents, texte et mise en scène de François Cervantes. Tout public à partir de 12 ans.

Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage.

Le Cabaret des absents, texte et mise en scène de François Cervantes. Tout public à partir de 12 ans.

Ainsi, est mise en exergue – générosité et responsabilité – ces lignes de François Cervantes de « L’Entreprise »pour Le Cabaret des absents : « Nous connaissons tous des gens qui n’ont jamais passé la porte d’un théâtre, mais pour qui, pourtant, nous continuons à faire du théâtre. »

Tout commence par un conte pour enfants émerveillés qui aimeraient que l’histoire dure toujours.

Armand Hammer, homme d’affaires américain est contacté, dans les années 1970, par Gaston Defferre, maire à longue durée de Marseille, pour la construction du site pétrolier de Fos-sur-Mer. 

A la fin du rendez-vous, l’Américain versé dans les arts, demande à visiter le Théâtre du Gymnase; le maire, surpris, l’informe que l’établissement est désormais à l’abandon et destiné à être détruit. 

Au milieu des gravats, le visiteur Armand Hammer explique à Gaston Defferre qu’à la fin du XIX è siècle, ses parents ont fui la Russie, et ont embarqué à Odessa sur un bateau de fortune qui a dû faire escale à Marseille pour des réparations, avant qu’ils n’atteignent finalement les Etats-Unis.

Les parents, sans le sou, découvrent la ville, en marchant toute la journée. Un jour, ils sont surpris par un orage, et se réfugient sous le balcon de ce théâtre-ci. L’ouvreuse leur propose d’entrer au chaud, et ils assistent, par miracle, à La Dame aux camélias. Enchantés de ce spectacle, le soir-même, dans le bateau, ils concevront le fameux businessman américain, héritier de cette histoire. 

Armand Hammer offre alors au maire le budget nécessaire pour restaurer le Théâtre du Gymnase. La restauration achevée, en hommage au mécène salvateur, La Dame aux camélias est présentée à nouveau : Armand Hammer se ditsurpris que ses parents aient pu être si joyeux de ce drame.

Une telle histoire est fascinante pour François Cervantes, à la fois un conte et une réalité, dont le spectacle conçu aujourd’hui, Le Cabaret des absents, déploie la dimension de fable et de légende, une parabole sur la place de l’art dans nos vies et la place d’un théâtre dans une ville et le monde.

Le metteur en scène redonne naissance à l’âge d’or du Gymnase, en convoquant un esprit cabaret et carnavalesque. La Kabylie et l’Algérie sont présentes, à travers le rêve et les évocations de la fiction, d’autres pays et peuples aussi – réalité contemporaine du pluri-culturalisme de Marseille.

Soit l’esquisse d’un portrait des grandes villes métissées où s’invente une vie nouvelle, au rythme de la fantaisie éclectique d’êtres isolés et de groupes venus du monde entier : « Espagnols sans Espagne, Chinois sans Chine, paysans sans terre, marins sans bateau… »

Des figures de l’exil tracent une fresque des grandes cités à travers le petit peuple des enfants, des adultes et des vieillards. Aussi, sont évoqués un pilote de port maritime, un pilote de ligne, des frères ; une travailleuse rurale qui vend des oeufs au marché de la ville, à bord de sa 4L, après une dispute avec son mari, tandis que leur fils, lassé de l’école, préfère suivre sa propre voie…

Les histoires individuelles alternent, se croisent, s’enchevêtrent, font une pause, et ressurgissent.

On devine des rues vivantes et bruyantes, où l’on peut voir, sur le trottoir, un vieux canapé dont les propriétaires se sont débarrassé, et sur lequel sont assis deux enfants ou adolescents errants, et parfois un vieil homme. Un garçon – Tagada – car il aime les fraises du même nom – est abandonné à Marseille par ses parents, qui sont retournés en Kabylie : ils ne reviendront que bien plus tard.

En attendant, le fils du gardien du théâtre propose à Tagada de visiter les coulisses de la bâtisse, les cintres, la fosse, la scène, la salle, le grenier tout en haut, avec ses malles de costumes et où le public surprend, étonné, un drôle de génie loquace, dormant dans une malle, alors qu’il était auparavant réfugié dans la chaleur du four d’une pizzéria dont le propriétaire lui était sympathique.

Une foule populaire aux accents divers arpente le plateau de scène, comme l’imaginaire du public.

Pour le concepteur, Le théâtre est une maison et une salle de spectacles, selon des soirées de moments inattendus distribués en mosaïque, entre rire et émerveillement. Un cabaret ouvert tous les jours, dont on ne connaît pas les numéros – instants extraordinaires et dignes d’un carnaval destiné à un public hétéroclite, populaire et bourgeois, fasciné par un spectacle où le corps est roi.

« Son théâtre est ouvert à tout le monde, aux présents et aux absents », dit le metteur en scène, parlant du nouveau directeur des lieux qui rêve d’un théâtre d’apparitions et de rencontres. Les gens se sentent exclus de l’Histoire, ils éprouvent le besoin de se rassembler, de se rencontrer.

Les « absents » ne viennent pas s’asseoir dans la salle, ils entrent sur scène pour parler au public.

Ils donnent leurs témoignages sur l’existence, et échangent entre eux, posant des questions sur les gens du quartier, du théâtre, des migrants sur des barques clandestines : leurs entrées sur scène correspondent à des numéros de cabaret, des espaces de scintillement et de magie.

Les artistes présentent des textes, des chansons, des danses, des numéros, des personnages.

Soit un rappel du théâtre de Joël Pommerat ou bien de Pipo Delbono – paillettes, couleurs et émotions – entre fiction et réalité, donnant à voir à la salle des êtres scéniques généreux et pudiques, à la fois pleins d’une vraie singularité et d’une vraie humilité, des figures radieuses.

Ce travail collectif d’identités artistiques et existentielles – un patchwork poétique entre diversité et complémentarité – est accompli avec les talents bien frappés de Théo Chédeville, Louise Chevillotte, Emmanuel Dariès, Catherine Germain, Sipan Mouradian et Sélim Zahrani.

Barbara apparaît (Sélim Zahrani), longue dame brune à chevelure sombre, surélevée sur des talons hauts et à la robe scintillante, chantant son Vivant Poème : « Va, va. Va, traverse les miroirs Où se reflète ton regard, Tu es un vivant poème. La vie est un long je t’aime Dont tu es le vivant poème. » Puis, le même comédien incarne plus tard une autre artiste de la chanson, tendance glamour, qui interprète les difficultés de vivre du travesti, Comme ils disent de Charles Aznavour.

Un oiseau danseur aux mille plumes évanescentes surgit sur la scène – des plumes blanches tombent des cintres, jonchant silencieusement le plateau sombre de traces légères de volatiles.

La performance de l’oiseau charmeur attendrit le public surpris, et séduit tous les regards. Plus tard, un nain vient parler des oiseaux qu’il domestique, et ses drôles de compagnons volent autour de lui. Mais un représentant de l’espèce des pigeons, jaloux, renâclera de ne pas être évoqué.

Une jeune fille traditionnelle de la domesticité du XIX è siècle, petit bonnet et longue robe, transforme son apparence modeste en chanteur/chanteuse de rap volontaire et pleine de niaque. Louise Chevillotte passe d’un personnage à l’autre, d’une manière fugitive et percutante.

Nous ne pouvons nommer les prestations de chaque comédien, celle du magicien désuet qui n’en attendrit pas moins le public, tant le discoureur amuse avec ses gags éternels, ni celle du couple qui s’installe pour dîner tranquillement à la table ni celle du duo cocasse venu faire le ménage.

La performance clownesque de Catherine Germain en Arletty est fidèle à elle-même, juste et vraie.

Le spectacle poétique du Cabaret des absents pourrait suivre des objectifs apparemment minimes, décalés, parallèles et marginaux. Or, ils composent le vif du sujet : un théâtre épique qui rattache ou relie l’être au groupe, à son milieu – la ville -, à son époque – le XXI è siècle et à l’Histoire, en passant par une orchestration des sensations – celles du décalage, du déplacement, de la solitude.  

Et aller ainsi à la rencontre des autres – personnages de la scène et spectateurs de la salle -,  pour les convaincre de « l’existence du monde et de la sensation de cette existence » ( Peter Handke).

Véronique Hotte

Spectacle vu à la représentation pour professionnels au Théâtre du Gymnase à Marseille, le 22 janvier. Tournée prévue, mais forcément décalée, au Théâtre de Grasse, au Carré, Scène nationale de Château-Gontier, au Théâtre Edwige Feuillère à Vesoul, à la MC2 – Grenoble, à La Garance, Scène nationale de Cavaillon. En juillet, au 11. Avignon.