Mes Frères, texte de Pascal Rambert, (éditions Les Solitaires Intempestifs), mise en scène d’Arthur Nauzyciel.

Crédit photo : Philippe Chancel, 2020 TNB.

Mes Frères, texte de Pascal Rambert, (éditions Les Solitaires Intempestifs), mise en scène d’Arthur Nauzyciel.

Le texte de Pascal Rambert Mes frères que met en scène Arthur Nauzyciel, directeur du Théâtre National de Bretagne à Rennes, s’aventure du côté du conte noir et cruel.

La scénographie de Riccardo Hernandez accroche le regard et l’attention des spectateurs, autant que le règlement de compte attendu entre frères et sœur, cet art unique de solder une querelle avec violence, celle des relations hommes/femmes.

Une maison de conte dans un bois abrite quatre frères : Pascal, Adama, Frédéric, Arthur – les prénoms mêmes des quatre acteurs en lice pour lesquels la pièce a été écrite, selon le rituel d’écriture établi par l’auteur – ainsi, Pascal Greggory, Adama Diop, Frédéric Pierrot, et Arthur Nauzyciel, en alternance avec Guillaume Costanza.

Les acteurs excellents jouent leur partition physique et verbale avec un engagement personnel et un élan professionnel qui captivent le public ébloui. Vêtus seulement d’une chemise traditionnelle d’homme, jambes nues, ou dévêtus, ils dansent leur danse macabre et livrent les inventivités paradoxales d’un corps libre mais solitaire.

Le premier frère est bûcheron, le deuxième, menuisier, le troisième huissier et le quatrième est le plus petit, le plus méchant et le plus intelligent – un âne qui braie.

Chacun, à son tour, y va de son discours avantageux sur soi, déclamé avec force.

Tous surgissent, un à un, successivement, munis de leur outil respectif, ou d’un même accessoire – une tronçonneuse qu’ils déposent comme une arme de guerre sur la grande table familiale légendaire, que cernent des bancs et tabourets latéraux.

Open space lumineux des frères – foyer à l’intérieur de la maison et pièce centrale d’une demeure rurale apurée dont la déco aurait épousé la ligne contemporaine.

Or, les lieux paraissent bien froids et peu accueillants, un long escalier tournant en forme de coursive de paquebot conduit chacun des frères à sa porte de chambre respective – métal, acier et rappels design de portes de cellule anonyme. Bruyants et peu délicats, les hommes gravissent l’escalier des étages pour s’enfermer chez eux.

D’où ils viennent, à jardin, domine une sculpture en bois, une métaphore de la forêt entrevue qui est le lieu de travail quotidien de ces hommes rustres, et une mise en abyme des liens divers, sociaux, politiques et privés – entrecroisements intimes et nœuds de branches d’arbre – qui se dessinent quand les êtres se fréquentent.

Au-dessus de la figure de bois à l’image de la forêt, est suspendu un masque d’or, figure divine ou figure paternelle qui lance, à l’occasion, ses paroles prophétiques.

En miroir à ce médaillon précieux qui surplombe le faîte des arbres, s’impose la présence d’une chouette effraie de belle ampleur qui vole, selon le contrôle du fauconnier, dans la salle de théâtre pour se poser ensuite, immobile, sur la scène.

Quand le regard observe la salle à manger, apparaît sur la façade de la maison une petite porte menant à la cuisine où officie Marie – l’actrice Marie-Sophie Ferdane – qui se penche nécessairement pour pouvoir passer sans se cogner, une contrainte parmi d’autres à laquelle se plier, à la fois sœur des quatre garçons et leur servante.

Une autre porte de ce rez-de-chaussée mène à la soupente fermée de Marie, belle figure à la fois irradiante de jeune beauté tranquille et résolument sombre, à force de mâcher sa revanche contre les humiliations subies par les hommes, ses frères.

Il existe toutefois un jeune homme dans l’imaginaire et le réel de Marie, une promesse d’amour avec lequel elle converse parfois et que nous ne verrons jamais.

Quand elle ouvre la porte de sa chambre pour trouver un refuge à son bien-être, sous les sons de Xavier Jacquot, le jeu mécanique de la serrure résonne incroyablement fort, menaçant et plein de suspense, un rappel lointain de la clé tachée de sang du conte de Barbe-Bleue à l’argument inversé puisque nul monstre ne tue ses femmes, mais la Belle, en échange, tuera ses quatre monstres de frères.

Frères monstrueux et bêtes qui ne vivent que pour en finir avec un désir mâle irrépressible et un manque douloureux à exister pleinement. Ils figurent ces bûches de bois, que tient toujours entre ses mains leur sœur convoitée, ne rêvant que de « fentes » dans lesquelles il faudrait que pénètre leur « scie » ; or, il ne reste que sciure, éclats de bois et escarbilles, images de paroles vides et sans consistance.

Si on reste dans le domaine des contes pour enfants, on pense également à Blanche-Neige et les Sept Nains, si ce n’est que les quatre nains de Mes frères ne sont loin d’être gentils avec Blanche-Neige, mais concupiscents et indignes.

Un conte étrange aux allures de cauchemar, qu’on pourrait penser extrait du fameux recueil Histoires de la nuit que Marion, la mère, lit à sa fille Ida, le soir, même si certaines histoires ne sont pas de l’âge de l’enfant, dans le dernier roman magnifique de Laurent Mauvignier au titre éponyme de Histoires de la nuit, un thriller tendu.

Un huis-clos infernal, dans une campagne improbable, un hameau nommé L’Ecart des Trois filles seules. Comme dans Mes frères, si ce n’est une fratrie de trois hommes au lieu de quatre, ceux-ci poursuivent de leur désir et de leur hargne la belle Marion jusqu’à séquestrer tout le hameau, un soir d’anniversaire, pour une nuit d’effroi : « Toujours une bête sauvage se cache au milieu de la poitrine. »

Dans le spectacle Mes Frères, règne un mystère cruel, et la violence sourde et excessive s’immisce et s’installe, non pas tant chez les frères que chez la sœur, un crescendo dramatique irrépressible qui monte vers l’horreur et installe le malaise.

La pièce de Pascal Rambert distille la terreur noire d’un conte en forme de farce comique, à travers laquelle s’égrainent tous les attendus sur la violence politique, sociale et sexuelle des hommes à l’égard des femmes, le sentiment de solitude et d’abandon, l’humiliation que l’on inflige à l’autre, le mépris et la non-reconnaissance.

Eclat des décors et de la musique, et la chanson des frères Rouge Gorge (Robin Poligné), surprise de l’oiseau vivant – un rappel de La Mouette par Arthur Nauzyciel -, séduction du jeu des acteurs chorégraphiés – groupe et solo – par Damien Jalet. 

Le  cauchemar s’accomplit à gros traits en une comédie fantasque et loufoque. 

Véronique Hotte

La Colline – Théâtre national, jusqu’au 21 octobre, 15 rue Malte-Brun 75020 –Paris. Tél : 01 44 62 52 52.