Crédit photo : Pascal Victor – ArtComPress.
Le Fantôme d’Aziyadé, d’après Pierre Loti, adaptation et mise en scène de Florient Azoulay et Xavier Gallais (Editions Les Cygnes).
Louis-Marie Viaud dit Pierre Loti (1850-1923), écrivain et officier de marine s’est inspiré de sa vie, de ses voyages – Tahiti, Sénégal, Japon – pour écrire ses romans.
Il privilégie encore la Turquie pour ses caractéristiques sensuelles et son plein art de vivre – êtres humains en habits de fête populaire, sérail et odalisques, visions romanesques du sentiment de l’amour et de tous ses interdits obligés pour un Occidental, paysages ample du Bosphore – la Corne d’Or…-, images et panoramas uniques d’une ville historique de souche traditionnelle ottomane au XIX è siècle.
Jeune officier de la marine française séjournant en Turquie, Pierre Loti découvre Stamboul, porte magnifique de l’Orient. A l’occasion de sa mission exotique turque, il tombe amoureux d’Aziyadé, jeune femme recluse derrière les barreaux d’un harem.
Aidé de quelques complices, il entre en contact avec la cloîtrée énigmatique : les deux amants séparés par la langue et la religion prennent l’habitude de se retrouver.
Loti apprend les rudiments de la langue pour une liaison authentiquement intense.
« Tous ces risques pris pour arriver à un résultat par lui-même impossible. Faire la cour à une femme musulmane sous son balcon, entreprise sans précédent dans les annales de la Turquie, dans ce but s’habiller en Turc à Stamboul, dans un costume qui, pour un œil quelque peu attentif, péchait par l’exactitude des détails, circuler ainsi par la ville, quand une simple question adressée par un passant eût pu me perdre. Et tout cela, pour tromper l’ennui de vivre, par défi jeté à l’existence. Au début, plutôt par bravade que par amour. »
Or, le navire militaire en mission doit quitter la Turquie pour rejoindre la France. L’officier abandonnera l’odalisque, n’ayant appris son départ que peu auparavant.
Dix ans plus tard, l’amant, soucieux de son passé, repart pour quelques jours à Istanbul sur les traces de l’aimée, silhouette éphémère, évanescente – abandonnée.
Un projet fou, celui de retrouver Aziyadé en même temps que la magnifique Istanbul.
Mais Istanbul est méconnaissable, des espaces vastes de débris et reconstructions remplacent les petites maisons pittoresques et attachantes des quartiers populaires.
Loti court pourtant après son passé : « Non, je ne sais plus rien d’elle. Les rares petites lettres qui m’arrivaient encore, ont cessé, depuis sept ans bientôt, de m’apporter leur plainte étouffée. Pourtant il se peut qu’elle vive ! Depuis bien longtemps cette pensée-là ne s’était plus présentée à moi d’une manière aussi poignante. »
Florient Azoulay et Xavier Gallais ont écrit Le Fantôme d’Aziyadé, en conjuguant les deux textes sublimes de Pierre Loti, Aziyadé, « chef d’œuvre orientaliste » et Le Fantôme d’Orient, « chant funèbre somptueux », selon les deux auteurs adaptateurs.
Dans ce monologue concis, plusieurs êtres parlent en un ; plusieurs époques, plusieurs lieux se mêlent. Le personnage monologuant plonge à plaisir dans un passé revisité.
La fois où il consent à se lever de son écran d’ordinateur et de son micro, comme ne « jouant » plus, il manifeste sobrement par la parole le mécontentement de voir Istanbul si changée, métamorphosée et méconnaissable, comme tant d’autres villes.
Nostalgie profonde, quête désespérée et mélancolique, le cheminement épique suit les allées et venues d’un cœur ému qui se souvient de la sensualité stambouliote.
Bruits de flottement du Bosphore que les caïques empruntent, selon les mêmes eaux puissantes, tremblantes et agitées que sillonnent les bateaux lourds de passagers.
Le public est embarqué sur le fleuve mythique d’Istanbul, éprouvant la proximité des mouvements de l’eau sur le sable et les quais, le vent qui soulève et abaisse les embarcations, l’air vif fouettant le visage et le balancement entêtant des vagues.
Les sonorités éclatantes de la ville, assourdies par l’eau – tonalité et harmonie -, sont traduites par les musiques et les sons d’Olivier Innocenti et de Florent Dalmas.
L’expérience du spectateur suit le trot enlevé et les sauts d’un cheval portant monture qui s’aventure, la nuit tombée, dans les espaces incertains des falaises et fondrières, aux confins d’Istanbul, comme dans les ruelles de la vieille ville dont les maisons traditionnelles de bois ont peu à peu disparu – incendies et usure du temps.
La parole onirique de Loti – auteur, narrateur et personnage, qu’interprète avec un plaisir sûr et affirmé l’acteur Xavier Gallais – se coule elle-même dans un monologue à plusieurs voix…
Le narrateur, âgé de dix ans de moins, avec à ses côtés ou bien suivant celui-ci de près, le récitant d’un présent qui s’enfuit, depuis la première moitié du XX è siècle jusqu’à la première moitié du XXI è, le temps de la représentation, et bien plus avant encore par-delà le futur immédiat ou l’avenir projeté jusqu’à l’éternité des sentiments.
Un interprète d’aujourd’hui et d’hier, d’ici et d’ailleurs, donnant rendez-vous, près de son micro, aux souffles d’une âme – celle de Loti, ses joies, ses pleurs et ses inquiétudes – crainte qu’il fait sienne – cette possibilité de retrouver ou non la fugitive.
Souvenirs et rappels de la mémoire : les guides, les amis, les femmes âgées, anciennes esclaves – beauté de la jeunesse perdue mais solide art de l’accueil.
Nuits profondes, cris du muezzin depuis son minaret, travestissements, l’épopée de Loti est grandiose, faisant arrêt à toutes les stations méritant attention et sensations – corps furtifs, parfums naturels et odorants des épices, visions d’une Nature majestueuse, mosquées admirables, bruits et sons fluviaux des embarcations qui cognent sec sur le quai, touchers des fleurs, des sables, des croupes et des chevelures.
Un rêve somptueux dont l’interprète sensible à la prose poétique se fait le passeur.
Véronique Hotte
Lucernaire, 59 rue Notre-Dame des Champs – 75006 Paris, jusqu’au 1er mars 2020, du mardi au samedi à 19h, dimanche à 16h. Tél : 01 45 44 57 34.
Merci chère Véronique ! Je t’embrasse Nathalie