Le Dernier Contingent, d’après le roman de Alain Julien Rudefoucauld, mise en scène de Jacques Allaire

Crédit Photo : Marc Ginot

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Le Dernier Contingent, d’après le roman de Alain Julien Rudefoucauld, mise en scène de Jacques Allaire

 

Un conte halluciné aux accents de tragédie moderne, tel est le regard du metteur en scène Jacques Allaire sur sa libre adaptation scénique du Dernier Contingent de Alain Julien Rudefoucauld. Sur la scène, entre surgissements et évanouissements, se succèdent des rêves nocturnes et des cauchemars diurnes – la vision douloureuse et fuyante d’une existence emplie d’amertume pour de jeunes gens en perte de repère, de valeur, de soutien, d’identité et de reconnaissance affective. L’un de ces jeunes dresse un tableau brut et sans complaisance d’une situation faillible : « Le monde qui tourne pas rond… Un temps qui nous dépasse, et c’est dans celui-là qu’on vit, c’est dans celui-là qu’on est debout, connard. Toi t’es pas réveillé. Et tu sais pourquoi t’es pas réveillé ? Parce que tu veux pas regarder comme elle est jolie la vie ! Mais c’est joli la vie ! Mais si, c’est joli. Sur la merde, on plante des roses, et avec les roses on fait des bouquets, et de la confiture, et même que c’est bon, alors ça sert à quelque chose la merde. » Les jeunes, si mal-nommés quand on les dit « en difficulté », éloignés de toute « réussite » potentielle, sont des plantes en bouton qui n’ont pas le temps de s’épanouir, dégradés, dépréciés, dévalorisés avant l’heure et coupés à la racine par le regard moralisateur de l’autre – parents ou référents, éducateurs ou professeurs – l’adulte en général obtus et sur lequel on ne peut guère compter. Ces adolescents sont massacrés symboliquement par la famille, la société, les institutions, victimes de la guerre invisible que l’époque – paradoxalement avide d’un jeunisme qui ne vieillirait jamais, floutant les barrières générationnelles – mène contre ses propres enfants. L’époque libérale encore est dévolue à la violence – une sommation agressive permanente, entretenue par l’incapacité des services de l’Etat, l’impuissance de la justice et de la police, celle des éducateurs, sans oublier la démission des parents, l’absence des pères, l’épuisement des mères, l’étalage vulgaire de l’argent puissant.

Pour cette épopée singulière d’un noir étincelant, Le Dernier Contingent propose un voyage scénique fantastique, mouvementé et brinquebalé, les hallucinations vivantes d’un conte, une pantomime fantomatique au ralenti. Dans une cage grillagée d’où l’on grimpe sans pouvoir s’échapper – l’espace initial de l’appartement parental au papier peint floral, avant que les rebelles ne déchirent ces ornements illusoires pour laisser advenir le vide et la nuit spectrale alentour, le vertige partagé d’une grande solitude -, les acteurs mènent leur danse macabre, une ronde à la fois personnelle et chorale. La fresque dessine sur le plateau des silhouettes enfantines fantasmées – petites ou géantes -, découpées dans l’étoffe universelle du rêve et de l’imaginaire, des êtres qui se dévêtent et se revêtent de parures inouïes ou de panoplies standardisées – des personnages lourds de souffrance individuelle mais pleins de ce désir de vivre et de ce ressort collectif qu’est l’incontournable enthousiasme juvénile – refus, résistance et combat contre une disparition symbolique, imposée par la trahison des grands, les faux pères et faux frères.

Sous l’impulsion pop et rock de la guitare électrique de David Lavaysse, les belles personnes que sont les comédiens, Edward Decesari, Evelyne Hotier, Chloé Lavaud, Gaspard Liberelle, Paul Pascot et Valentin Rolland, jouent autant les figures des éducateurs pervers et tyranniques que celles des victimes adolescentes bafouées. Les interprètes s’animent en jolis pantins articulés et gagnent une existence scénique charnelle, chapeau pointu de fête et vêture enfantine, marinière rayée bleu et blanc ou costume de tissu moiré. Des vêtements en pagaïe sont accrochés au grillage, draps roulés, et la vie n’est pas toujours là où on l’attend. Elle ne cesse pourtant de diffuser ses réflexes instinctifs de sauvegarde, de salut et d’espoir, au-delà des entraves qui empêchent ou retardent les accomplissements existentiels.

Véronique Hotte

Théâtre Dijon Bourgogne, CDN, Parvis Saint-Jean du 12 au 15 janvier L’Estive – Scène nationale de Foix et de l’Ariège, du 21 au 29 janvier Le Parvis – Scène nationale Tarbes-Pyrénées, les 2 et 3 février La Comédie de Saint-Etienne, CDN, du 1er au 3 mars Les Scènes du Jura, scène nationale, le 22 mars