Crime #AlwaysArmUkraine d’Esther Bol (Jérusalem, 2022), prose d’écran ou ensemble horizontal de pièces (daté des six premiers mois de l’invasion à grande échelle) traduit du russe par Gilles Morel, collection Sens Interdits, éditions L’Espace d’un instant, février 2024.

Crime #AlwaysArmUkraine d’Esther Bol (Jérusalem, 2022), prose d’écran ou ensemble horizontal de pièces (daté des six premiers mois de l’invasion à grande échelle) traduit du russe par Gilles Morel, avec la participation d’Esther Bol, préface de Kamila Mamadnazarbekova, collection Sens Interdits, éditions L’Espace d’un instant, février 2024.

L’autrice Esther Bol, née en 1985 à Rostov-sur-le-Don, est dramaturge. Jusqu’en février 2022, elle s’appelait Assia Volochina, ses textes étaient créés dans les plus grands théâtres de Moscou et de Saint-Pétersbourg; elle était nominée au Masque d’or. Après l’invasion de l’Ukraine à grande échelle, elle a pris position contre la guerre et quitté définitivement la Russie, tandis que ses textes étaient retirés du répertoire. Elle vit actuellement en France.

Crime #AlwaysArmUkraine déroule une chronologie singulière des six premiers mois de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine. Une guerre ouverte à l’examen comme aucune autre auparavant. D’autant plus monstrueuse que les Russes peuvent suivre sur leur téléphone les souffrances que leur pays inflige.

La plupart préfèrent fermer les yeux, certains en dégustent la violence, d’autres compatissent. Tout cela ouvre une dimension nouvelle à l’écriture documentaire et c’est en l’explorant que la protagoniste tente de surmonter l’engourdissement de la solitude et de l’exil. Elle est russe, son bien-aimé est ukrainien. Il combat pour la défense de sa patrie. Fait prisonnier au début des hostilités, nul ne sait ce qu’il est advenu de lui. Que peut-elle faire ? Sinon confier ses lettres au tourbillon du cyclone numérique.

Des extraits de la préface de Kamila Mamadnazarbekova,chercheuse en théâtre contemporain au PRITEPS, Sorbonne Université, critique de théâtre à Moscou entre 2008 et 2015 : 

« (…) Comment ces deux perspectives, l’introspection féminine d’un côté, la chronique de l’invasion de l’autre, se soutiennent-elles mutuellement ? Le texte de Crime #AlwaysArmUkraine répond à cette question en affirmant clairement que la guerre de la Russie contre l’Ukraine est une guerre de l’« Etat masculiniste » (Muzhskoye Gosudarstvo) contre tout ce qui est vivant, libre et surtout féminin ou féminisé. L’envahisseur est représenté par l’image, folklorique, d’un vieillard dégoûtant, « comme Baba Yaga… mais en homme », qui s’empare d’un pays jeune et désireux de liberté. Cette liberté fait naître en lui un sentiment de frustration et, plus il ressent son impuissance, plus il devient féroce. Esther Bol n’invente pas cette image, elle est née dans l’environnement médiatique ukrainien. Elle se limite à documenter avec précision comment les jeunes Russes sont de plus en plus contaminés par « la vieillesse du vieil homme ».

L’histoire d’Assia – et d’Esther – fait partie de la trajectoire du théâtre russophone après l’invasion. Le théâtre russophone, qui bouillonnait dans les années 2010 comme la république de Weimar à la veille de la catastrophe, s’est effondré un jour précis, le 24 février 2022. De très nombreux artistes sont restés à la lisière entre deux mondes, entre l’Ukraine qui se bat pour sa liberté et la zone répressive de l’empire russe.

Dans Crime #AlwaysArmUkraine, deux personnages, un enseignant et un critique de théâtre, chacun à sa manière, sont représentatifs de cette catégorie de personnes qui ne peuvent pas quitter le pays, par manque de courage et de moyens, mais ne savent plus comment continuer à exister en Russie.

Les doutes qu’ils expriment dans la pièce résonnent également avec la crise morale traversée par les études slaves dans le monde entier, entre ceux qui distinguent la culture russe de la politique du Kremlin et ceux qui pointent du doigt la fonction de la culture russe dans la politique né-coloniale….

La problématique de Schuldfrage – de la honte et de la culpabilité historique individuelle et collective – est fondamentale dans Crime #AlwaysArmUkraine. La dramaturge vise surtout les artistes apolitiques qui pensaient résister mais qui en réalité ont légitimé le régime depuis 2014. Mais elle vise également l’individualisme de la culture dissidente à laquelle elle appartient à son tour. La Russie « dans le nuage » – tout ce que les dissidents ont de plus cher et qu’ils voudraient emporter avec eux quand ils brûlent les derniers ponts – s’est effondrée le 24 février.

La cruauté des soldats russes, bien documentée par les chaînes ukrainiennes, est une continuation de la culture du viol, de la cruauté des geôliers et des conquérants, de la culture de la prison avec son folklore prisonnier et sa hiérarchie carcérale qui traverse tous les domaines de la société.

(…) Crime est un saut d’Esther Bol dans la performativité. Ce qui m’intrigue beaucoup dans ce texte, par ailleurs très épique, c’est ce décalage entre l’autrice et la narratrice, entre Esther et Toi. Les relations entre les deux sont souvent conflictuelles. Mais il s’agit évidemment d’un jeu, d’un mouvement d’oscillation de la même conscience.

L’autrice veut arrêter le temps, mais tout ce qu’elle peut faire, c’est écrire une pièce, et Toi de lui rétorquer: « Parfois j’ai l’impression de n’être qu’une suite de lettres sur un écran, emprisonnées au milieu de la blancheur. » Ce texte est une expérience théâtrale de la désincarnation, de la reconstitution d’un corps aimé à travers le sexting, le dialogue imaginaire, les tentatives de restauration des conversations supprimées par mesure de sécurité …

(…) Incertain d’abord, monosyllabique et truffé de fautes, son ukrainien se fait progressivement plus assuré. A la fin, des phrases entières et complexes apparaissent. La pièce témoigne par là d’une expérience partagée. Apprendre à communiquer en ukrainien a été pour beaucoup un véritable exutoire. Et une réponse à la question de savoir comment on peut s’adresser aux êtres qui nous sont chers de l’autre côté de la ligne de front – tout d’abord, dans leur langue. »

Une pièce brûlante dont le théâtre, inscrit dans un monde conflictuel, ouvre aux ouvertures.

Véronique Hotte

Crime #AlwaysArmUkraine d’Esther Bol (Jérusalem, 2022), prose d’écran ou ensemble horizontal de pièces (daté des six premiers mois de l’invasion à grande échelle) traduit du russe par Gilles Morel, avec la participation d’Esther Bol, préface de Kamila Mamadnazarbekova, collection Sens Interdits, éditions L’Espace d’un instant, février 2024.