Illusions (Comédie) de Ivan Viripaev,(éditions Les Solitaires Intempestifs), mise en scène Yordan Goldwaser.

Crédit photo : Lucie Gautrain.

Illusions (Comédie) de Ivan Viripaev, traduction du russe par Tania Moguilevskaia et Gilles Morel ( éditions Les Solitaires Intempestifs), mise en scène Yordan Goldwaser, scénographie et costumes Lucie Gautrain, lumière Diane Guérin, son Tal Agam. Avec Pierre Devérines, Pauline Huruguen, Jeanne Lepers et Barthélémy Meridjen.

Les pièces Les Guêpes de l’été nous piquent encore en novembre (la critique a déjà été faite de ce beau spectacle plein d’esprit sur ce blog), OVNI et Illusions (Comédie) du Russe Ivan Viripaev sont mises en regard par le metteur en scène Yordan Goldwaser qui considère cette trilogie autour de la vérité comme présageant, depuis leurs années 2011/2012, de notre ère de la post-vérité.

Les personnages semblent égarés dans cette perte de l’enfance universelle, pris dans des situations qui mettent à mal leurs certitudes. Illusions réunit quatre narrateurs, deux femmes, deux hommes, venant raconter aux spectateurs l’histoire de deux couples d’octogénaires à la longévité amoureuse édifiante. Au crépuscule de leurs vies, ces figures – Sandra, Margaret, Dennis et Albert – sont bouleversées par la mise à mal des certitudes sur l’amour et les fondations de leurs vies.

Le spectacle est saillant et plein d’humour: les interprètes sont jeunes et font le récit d’anciens qui sont défunts, réalisant pour ce faire des retours dans leur propre jeunesse, sincères et justes. « Ce n’était pas par hasard qu’on parlait du « théâtre du monde », car on retrouve toujours dans la vie les mêmes rôles, les mêmes fables et les mêmes péripéties. On aime parce que l’amour existe, et selon les formes de l’amour existant…( Robert Musil, l’Homme sans qualités)

La pièce est composée d’une succession de récits, drôles ou tragiques, anecdotiques mais essentiels. Ces éclats de vie mettent en scène des personnages troublés, faisant le deuil difficile du monde stable de leurs débuts. Entre affirmations, affabulations et versions contradictoires, les voilà désorientés – le public avec eux – dans un dédale de sentiments ne cessant de se dérober.

Ce théâtre intime choisit la proximité – sur la scène comme dans la salle -, à la fois quotidien et métaphysique – sans Dieu ni « progrès idéalisé ». L’être infiniment solitaire invente des histoires, prétextes à tisser des relations de solidarité, des tentatives de sauvegarde de sa propre vie. Un théâtre vivant, ludique et dépouillé, que les acteurs s’approprient, lors de récits épiques adressés aux spectateurs, selon des bonds dans le temps et dans l’espace, des remises à niveau constants.

Jeu de fausses pistes et de chausse-trapes – récits contradictoires, inversion des identités, coups de théâtre. La comédie est un sas existentiel, une scène théâtrale maîtrisée avec pour décor, des parois de bois brut – étagères vides -, une maquette de maisons miniaturisées, sous la rondeur éclairée d’une vaste lune – ballon d’hélium stable à la légèreté implicite, telles des vies à inventer.

La représentation scénique capte l’attention et amuse en ce que les personnages de l’intrigue sont incarnés successivement par tous les interprètes qui – théâtre dans le théâtre égrainé – font le récit de l’histoire de tel ou untel, quittant alors le rôle défini qu’on croyait imparti. D’où une instabilité, un tournoiement, un ravissement dans le calcul des probabilités d’une vérité perdue.

Ces Illusions sont théâtrales, certes, mais s’impose encore dans la vie l’illusion de la réalité – le rêve -, l’esprit abusé par les séductions et les faux espoirs dans lesquels on se complaît :

«  Les illusions tombent l’une après l’autre, comme les écorces d’un fruit, et le fruit, c’est l’expérience. » (Nerval, Les Filles du feu, « Sylvie ».)

Or, il est question d’amour – aimer ou/et être aimé, telle est la question -, cette puissance active qui  valorise le sentiment : « seul  celui qui aime existe » (Feuerbach, Critiques philosophique).

L’un ou l’autre des personnages n’authentifie l’amour que dans la réciprocité : l’amour existe quand on aime et qu’on est aimé, alors que pour d’autres, l’amour existe en soi, même s’il est sans retour.

Cet amour honore la reconnaissance, la responsabilité, la « bonne personne »; et certains disent ne mentir jamais. Or, fausses vérités et bobards surgissent çà et là : « Il doit pourtant bien y avoir quand même un minimum de constance, dans ce cosmos changeant », dit un personnage. 

Au milieu de ces récits en cascade qui interpellent le public dans ses retrouvailles avec l’expérience commune, filtre une poésie, un lyrisme, goûté et partagé. L’un se souvient d’une aventure enfantine et fondatrice jamais contée : une lune de lumière et d’acier qui laisse apparaître un vaisseau spatial aux yeux du petit garçon effrayé et émerveillé dans la nuit. Et cette autre, lors d’une promenade en randonnée, sent son regard attiré par la traînée rose d’un beau ciel couchant.

Monde trouble et insaisissable dans lequel la vérité ou la raison échappe, un théâtre drôle et mystique, entre comédie et absurde, tissé de cette étoffe sensible et sentie des jours qui passent.

Pierre Devérines, Pauline Huruguen, Jeanne Lepers et Barthélémy Meridjen, à tant évoquer à la fois le besoin de certitudes, le rêve lunaire et ses songes, restent pourtant habités dans leur sobriété d’un éclat solaire certain, amusés, sérieux et directs dans leurs discours, prenant le public à témoin: ils irradient pleinement l’espace.

Véronique Hotte

Du 26 au 29 janvier 2024 – création -, vendredi et lundi 20h, samedi 18h, dimanche 16h, au Studio-Théâtre de Vitry à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). Les 31 janvier et 1er février 2024 20h, au Théâtre de Vanves (Val-de-Marne). Du 12 au 14 mars 2024 au Centre Dramatique National de Thionville (Moselle). Du 22 au 25 mai 2024 au TAPS – Strasbourg (Bas-Rhin). Et Les Guêpes de l’été nous piquent encore en novembre est programmé au prochain Festival d’Avignon 2024 au Train Bleu dans une version plus légère destinée à l’itinérance.