La Haye, de Sasha Denisova par le Théâtre national Ivan Vazov, Sofia, Bulgarie, mise en scène de Galin Stoev, au Théâtre de la Cité, CDN Toulouse Occitanie.

Crédit photo: Boriana Pandova

La Haye de Sasha Denisova par le Théâtre national Ivan Vazov, Sofia, Bulgarie, mise en scène de Galin Stoev, spectacle en bulgare, surtitré en français et en ukrainien, traduction en bulgare Galin Stoev, traduction en français Gilles Morel et Tatiana Moguilevskaia (à paraître aux Solitaires Intempestifs) , surtitrage en français Virginie Ferrere et Galin Stoev, dramaturgie Mira Todorova, scénographie Boris Dalchev, costumes Kancho Kasabov, création musicale Emilian Gatsov-Elbi, chorégraphie Marion Darova, lumières Ilya Pashnin. Avec Radena Valkanova, Velislav Pavlov, Darin Angelov, Dimitar Nikolov, Iliana Kodzhabasheva, Plamen Dimov, Radina Kardzhilova, Sofia Bobcheva, Stelian Radev, Hristo Petkov, Hristo Terziev, Julian Vergov,Yavor Valkanov, Vasil Draganov.

La pièce La Haye de l’autrice ukrainienne Sasha Denisova est une « fantasmagorie » grotesque, drôle et sinistre, fondée sur des faits et des personnages réels, liés à la guerre russe en Ukraine. Aussi reconnaît-on sur le plateau rien moins que Vladimir Poutine, Président de la Fédération de Russie, Iouri Kovaltchouk, oligarque, magnat de la presse, « portefeuille de Poutine », Vladislav Sourkov, idéologue en chef au Kremlin, Margarita Simonian, propagandiste en chef à la télévision d’Etat,…Evgueni Prigojine, chef de l’armée privée PMC Wagner, Sergueï Choïgou, ministre de la  Défense de la Fédération de Russie, Ramzam Kadirov, chef de la République tchétchène…Des figures que les pays occidentaux connaissent, diffusées à longueur de jour sur les chaînes d’info.

Or, à travers l’écriture théâtrale et l’invention scénique, ces personnages sont des caricatures, croquées à la Ubu Roi d’Alfred Jarry, oeuvre-symbole du délire du pouvoir et de l’absurdité des hiérarchies politiques, si ce n’est qu’ici l’esthétique farcesque met au jour une réalité tragique.

Le spectacle mêle des éléments bruts de la réalité politique et idéologique de la Fédération de Russie, et des fragments d’histoires documentaires de guerre et de tragédies familiales, un récit non linéaire, tel un puzzle construisant une image de la guerre, depuis les émotions d’une fillette.

Ecrit peu après le début de l’agression militaire, la première représentation date de février 2023 en Pologne; Sasha Denisova crée aussi la pièce en juin 2023 au Théâtre Arlekin Players de Boston. 

D’origine bulgare, Galin Stoev, directeur du Théâtre de la Cité – CDN Toulouse-Occitanie, ressent l’urgence de créer la pièce en Bulgarie où la propagande russe divise la société, 30% de la population étant pro-russe. L’artistique s’ouvre aux questions sociétales- antidote à la propagande.

« Ce texte, écrit Galin Stoev, est une rencontre impossible entre Shakespeare et les Monty Python, sorte de version du (futur) procès contre Poutine et son entourage au tribunal de La Haye pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, à partir du journal d’une enfant, principale accusatrice – une fantaisie théâtrale, comique et effrayante.» Lucidité et éveil à la conscience.

Le projet théâtral inscrit un lien direct avec la réalité immédiate, explorant une coexistence harmonieuse possible ou bien paradoxale entre politique et poésie, documentaire et musique, mythe et actualité. L’émotion et la pensée sur la scène artistique mettent en lumière les fragments de « normalité » perdus par la guerre, et les interactions directes des uns avec les autres, « sorte de labyrinthe permettant au public d’explorer les limites de sa compréhension personnelle du Bien et du Mal. Tout comme un enfant, contraint par les circonstances, à devenir adulte. »(Galin Stoev).

L’intrigue décrit la guerre depuis le journal intime de la Gamine, projetant un procès imaginaire à La Haye contre les crimes de guerre des dirigeants russes. Le spectateur endosse le rôle du juré auquel la narratrice « fait appel », avec son jugement et sa sensibilité et le désir de rétablir la justice. Un acte nécessaire aux adultes dans la remise du Bien et du Mal à leur juste place. L’absurdité de l’anti-utopie de ces « héros de notre temps » est douloureuse, criarde et cinglante.

Entre sacralisation diabolique et profanation honteuse, la cosmologie est complète – dieux, croyances, valeurs et pratiques qui organisent le chaos.(Mira Todorova, dramaturge du spectacle).

Un théâtre-exorcisme où tous les points de vue sont représentés, déconstruits et éclairés sous des angles divers. La capacité d’analyse du spectateur bousculé est sollicitée, non sa crédulité aveugle soumise à la Propagande. La Fédération de Russie est vue comme l’Empire du Mal des sagas cinématographiques, une guerre en ligne regardée comme Games of Thrones – fiction en face d’une télé-réalité brutale à l’idéologie faible, et humour d’une comédie politique façon Aristophane.

Scènes comiques et scènes tragiques se succèdent, donnant couleur et densité à l’innommable, un tournoiement de figures et de situations qui invitent le public à évaluer et faire ses choix..

La culture, l’éducation, les arts, la littérature, la musique, la danse, les technologies, ce qui est vu comme « progrès », ne pourraient rien contre le paradoxe de la guerre qui milite pour la mort – folle cruauté – ? La Haye oppose un démenti : le théâtre – comédie et dérision – attaque les populismes.

Véronique Hotte

Premières françaises les 24 et 26 janvier 2024 au ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie, 31000 – Toulouse. theatre-cite.com