Comme le nageur au fond des mers, texte et mise en scène de Bérangère Jannelle.

Crédit photo : Pierre Grosbois.

Comme le nageur au fond des mers, texte et mise en scène de Bérangère Jannelle. Avec Félix Kyzyl, Emmanuelle Lafon, Leila Muse, Elios Noel, avec la voix de Mafing Traore, scénographie Alban Ho Van, création son Félix Philippe, création lumière Leandre Garcia Lamolla, costumes Isabelle Deffin.

Devenu amnésique, suite à la mort accidentelle de sa femme, Thomas Garrigue, ingénieur du son, décide de ramener celle-ci à la vie, pour modifier le passé, en se réfugiant dans l’île de Milos où ils se sont aimés. Aidé dans cette enquête par des séries d’indices, d’ enregistrements, de notes cryptées lancées par son ancien Moi, Gunther, et entouré par des médecins – les personnages mêmes de son histoire -, il recompose et rejoue son histoire d’un couple qui se déchire.

Facéties et jeu de rôles, le spectacle jongle entre passé et présent, scènes inventées ou réelles. Soit le dédoublement de personnalité où un Moi passé, au seuil de l’amnésie totale, a chargé son Moi futur de refaire le voyage de l’être aimé, de braver la mort avant de faire un deuil définitif.

Le jeune homme de l’audio visuel, attiré par la mythologie antique, fait un documentaire sur les mythes enfouis en Méditerranée, et la femme aimée Cléo, avocate à la Cour du droit d’asile – le centre d’identification des disparus de la Méditerranée est en face de Lesbos -, se sent concernée par l’urgence politique. Ils s’aiment; lui est fébrile, emporté par son activité professionnelle, tandis qu’elle, plus secrète, considère le sentiment amoureux comme seul salut, seule reconnaissance.

La petite et la grande Histoire s’entrecroisent dans cette histoire d’aujourd’hui, avec la nécessité d’inventer des récits de notre présent immédiat, selon le jeu de la fiction qui s’amuse des sentiments et des préoccupations politico-sociales du temps, affrontant la réalité des migrants en mer, venus de Libye, captifs de l’âpreté au gain et de la malhonnêteté de passeurs sans foi ni loi.

Comment peut-on prendre des vacances balnéaires, repos ensoleillé, près d’un tombeau ouvert ?

Selon l’auteure et metteuse en scène Bérangère Jannelle, Comme le nageur au fond des mers parle de mort et de résurrection, des noyés de la Méditerranée, des fantômes qui rôdent dans ces eaux-là, guettés par l’oubli, quels qu’ils soient, les uns contemporains, originaires du continent africain – exilés politiques ou économiques, les autres, issus des mythes antiques, tel Orphée et Eurydice, ou telle sculpture académique retrouvée d’un jeune homme chevauchant un dauphin. 

Güntherest l’homme du passé, Moi celui du présent – soit le même interprète ( belle vivacité de Félix Kyzyl). Moi aimerait retrouver Cléo (charmante Leïla Muse), mais les corps perdus ne remontent pas à la surface, et apparaissent d’autres vivants : Sophia l’archéologue (enthousiaste Emmanuelle Lafon), locataire de la pension. Elle va devoir authentifier la statue retrouvée dans la mer, clame la jeune femme tonique et bien vivante, tandis qu’Athanasios, l’hôte grec attentif acquiesce, (Elios Noël, intensément présent, interprète du médecin aussi).

C’est juste un peu plus haut que des paysans ont trouvé, en plantant des orangers, la Vénus mutilée et un Poséidon grandiose. A cet endroit, la falaise renvoie un écho exceptionnel. Cela amplifie les voix de façon naturelle. C’est l’endroit parfait pour un théâtre, dit l’énergique Sophia.

La scénographie de Alban Ho Van donne à voir une chambre d’hôpital ou d’asile, salle de thérapie pour psychodrame poétique, tel est le promontoire du mur du lointain, agencé comme le cadre d’un écran qui n’est que la réalité sans sa vitre et qui surplombe l’action et la coordonne, tel un studio d’enregistrement vidéo et sono de scènes fictionnelles, en cours de réalisation technique. 

Amusement entre réalité et fiction, entre présent et invention à vue d’un scénario.

En bas du studio d’enregistrement et de ses successives mises en abyme, près de la salle et du public, une « île » de tables composites de travail, chargées d’enregistreurs pour l’écoute du passé par le protagoniste, avec petit déjeuner, ventilateur du commissaire, talkie-walkie de la Capitaine, sollicités pour la recherche de la jeune fille disparue et que son compagnon veut retrouver.

A cour et à jardin, à l’arrière du plateau, de plein pied avec l’eau qui envahit le sous-sol, métaphore de la proximité de la mer – terre d’oubli et de disparition de ce qui fut vivant un jour -, et une porte battante d’où surviennent brusquement le médecin, le barman, l’architecte, le commissaire… Au-dessus, des enceintes stéréo – un totem reliant les vivants à la disparue. C’est la réalité d’un décor pour l’installation de ce théâtre imaginaire de Milos, le voyage dans l’île grecque fantastique.

La personnalité de Moi est dissociée, comme autant de petites îles, ce qui permet toutes les possibilités scénaristiques, les séquences re-jouées avec quelques accessoires. Telle est la saveur de ce psychodrame psychanalytique, un reenactement autorisant le processus du deuil en cours d’accomplissement. La fin de l’amour « mythique » correspond au réel, à une vie encore possible. 

Un spectacle inventif et créatif, qui se démultiplie en situations troubles puis éclairantes, un objet savant et ludique à décrypter avec curiosité et dont les pièces de puzzle se re-mettent en place naturellement, selon l’élan enthousiaste des heures de la vie qui passe et la promesse de l’avenir.

Véronique Hotte

Spectacle vu le 16 janvier 2024 à la Maison de la Culture d’Amiens. Le 23 janvier 2024, Scène nationale du Sud-Aquitain. Du 30 janvier au 10 février 2024, lundi, mardi, mercredi 19h30, jeudi, vendredi 20h30, samedi 3 février 20h30, samedi 10 février 18h, à Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines, 159, avenue Gambetta 75020 – Paris. Tél : 01 42 55 55 50.