Crédit photo: Victor Tonelli.
« Que sur toi se lamente le Tigre », d’après le roman d’Emilienne Malfatto (éditions Elyzad), adaptation et mise en scène Alexandre Zeff avec Hillel Belabaci, Amine Boudelaa, Lina El Arabi, Nadhir El Arabi, Afida Tahri, Mahmoud Vito, Myra Zbib et les musiciens Grégory Dargent et Wassim Halal.
Alexandre Zeff avait déjà relevé le défi d’adapter Tropique de la Violence de Nathacha Appanah sur la situation des mineurs isolés à Mayotte, il récidive avec un texte aussi fort sur le sacrifice d’une jeune fille dans un pays, l’Irak, livré à une guerre civile sans merci après l’intervention américaine de 2003.
Le roman d’Emilienne Malfatto retrace en une suite de monologues le meurtre d’une jeune fille qui n’a pas de nom car sa mémoire devra être effacée des vivants à cause d’ un crime d’honneur. Ce crime est celui d’attendre un enfant hors mariage et l ‘homme qui exécute la sentence n’est autre que son frère aîné, Amir, déshumanisé par la religion et le poids du conformisme : « Sa vie ou notre honneur à tous . Ce n’est pas moi qui tuerai, mais la rue, la ville , le pays .. . »
L’autrice décrit une famille minée par le radicalisme, les traditions archaïques, la pression sociale mais aussi par la guerre et la misère. La mère qui a intériorisé sa position d’infériorité, les autres frères, par faiblesse (Ali) ou jeunesse (Hassan), ne s’opposeront pas à leur frère ainé devenu chef de famille à la mort du père, pas plus que la femme d’Amir, Baneen, qui porte leur premier enfant.
Alexandre Zeff a choisi de traiter le destin brisé de la jeune fille avec emphase en amplifiant les effets et les sensations visuelles et sonores, à travers une scénographie imposante, des lumières tranchées en clair obscur, les vrombissements assourdissants de la guerre. Un mur de scène immense reflète un plateau couvert d’eau, symbolisant le Tigre, le fleuve qui est aussi un élément vital du roman puisqu’il relie la tragédie de la jeune fille aux temps antiques de l’empire mésopotamien. Des fumigènes, des projections bleutées, un grand drapé ventilé, des dessins projetés enveloppent les monologues des protagonistes.
La jeune fille est interprétée avec conviction et sensibilité par Lina El Arabi comme une héroïne de Lorca. Elle chante de belles mélopées et déclame quelques tirades en arabe comme sa belles sœur, jouée par Myra Zbib .
La mère Afida Tahri est inquiétante, fantomatique, comme si toute forme de tendresse lui était interdite. Les frères, Nadhir El Arabi, Amine Boudelaa, Hillel Belabaci, exposent leur cas de conscience avec clarté et sans détour, alors que l’amoureux Mahmoud Vito danse avec un corps désarticulé, vie trop vite fauchée.
Outre les effets amplifiés, cette lamentation du Tigre atteint son acmé grâce à l’accompagnement musical et magistral de Grégory Dargent à l’oud et de Wassim Halal aux percussions, rappelant l’autre cauchemar d’Alep, cette ville voisine de Syrie qui fut avant sa destruction la capitale incontestée de la tradition musicale arabe.
Un spectacle qui malgré son accumulation d’effets emporte l’adhésion et renoue avec la tragédie antique en l’ouvrant à un large public. On pense plus à Iphigénie qu’à Gilgamesh, héros qui illustre le roman originel, dans cette troublante adaptation, grâce aussi à des interprètes crédibles et à une fable émouvante et malheureusement bien réelle.
Louis Juzot
Du 1é janvier au 11 février, du mardi au samedi 20h, dimanche 16h au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Route du Champ-de-Manœuvre 75012, Paris Tel : 01 43 28 36 36 http://www.la-tempete.fr