Je n’ai pas le don de parler, création d’Agathe Paysant, d’après les textes de Robert Walser.

Je n’ai pas le don de parler, création d’Agathe Paysant, d’après les textes de Robert Walser, traduits par Hans Hartje, Claude Mouchard et Nicole Taubes. Avec Marc Bertin, Camille Duquesne, Alban Gérôme, Nathalie Pivain et Marc- Antoine Vaugeois. Dramaturgie Juliette de Beauchamp, scénographie Simon Restino, regard costumes Elise Garraud, lumières Philippe Ulysse, avec la participation de Virginie Colemyn pour la création du rôle de la Reine.

Rappels de la Blanche-Neige de Robert Walser et de ses Petits Textes Poétiques, cinq figures arpentent scéniquement le spectacle d’Agathe Paysant – Je n’ai pas le don de parler. Conte et théâtre, vie et mort, douceur et sadisme, réalité et merveilleux -, la Reine, le Chasseur, Blanche-Neige, le Prince et le Roi, se côtoient et se parlent étrangement.

Auparavant, le Chasseur et la Reine viennent tout près, face public, s’adresser à lui. S’agirait-il d’un rêve, d’un conte, dont ils s’apprêtent à faire théâtre de leur interprétation ?

La Reine jalouse a tout tenté pour éliminer la Belle. Le meurtre n’a pas eu lieu et Blanche-Neige en est sortie à la fois indemne et meurtrie. De retour à la cour, elle vient sommer gravement la Reine impunie de faire la lumière sur cette « injustice à la nuque raide ». 

Le non-dit du conte de Grimm est mis à nu par Robert Walser – versatilité, désir, quand la haine et l’amour sont un même sentiment. Blanche-Neige voudrait voir la beauté morale possible, implorant le Chasseur de lui dire que l’amour est même plus fort que la haine.

Blanche-Neige n’est plus asservie ni manipulée, pense-t-on, elle renvoie ses baisers au Prince qu’elle estime enfantin, et celui-ci semble en pincer pour la Reine, devinant qu’elle ne fait que désirer intimement le Chasseur. Et à la demande de cette grande et troublante, manipulatrice – la Méchante Reine -, le Chasseur rejoue l’histoire de la princesse fuyant dans le bois le couteau brandi sur elle. Vrai ou faux ou bien vrai et faux ? On ne sait.

Tous jouent double-jeu – théâtre dans le théâtre – dont on ne sait la mesure ni la part d’invention ou de vérité. La belle-mère attenterait-elle à sa belle fille – pomme et poison ?

La tragédie, le jugement, l’oubli et la mémoire construisent un récit commun, relevant de l’ambiguïté du désir et de cette morale neuve et inattendue du « doux sentiment ». Un pardon possible serait envisageable – affects et pouvoir du théâtre, partition et jeu à jouer
Les petites proses poétiques s’adressent à l’autre, au spectateur, pour le voeu d’une vie élargie, telle l’effraction revendiquée de l’enfance sur la société, la langue, la famille.

Le spectacle ouvre un procès de justice libre et fantasque, tribunal à ciel ouvert, traversé de coups de théâtre : déni de la Reine, soumission de Blanche-Neige prise d’un véritable « syndrome de Stockholm », psychodrame théâtral qui redouble les pulsions meurtrières, les manipulations de la Reine, et l’épuisement de Blanche-Neige. Comment bâtir autrement ce qui ne semble n’être que violence et souffrance ? La Reine pourrait être plus humaine qu’il n’y paraît. Entre remémoration, déni et oubli, un récit commun a force de loi.

La metteuse en scène évoque les vestiges d’un monde « merveilleux », métaphorique, où on croit à la bonté des êtres, à des métamorphoses salutaires, à l’enfance des sentiments.

Fantômes, « mi-vivants mi-morts, mi-enfants mi-adultes, mi-féeriques mi- prosaïques », les interprètes s’engagent sur le plateau, pleins d’humilité et fiers de leur presque non-jeu : poses languissantes, regards perdus et éperdus, écroulements intérieurs, poses figées.

Les acteurs, malgré l’empêchement de leur personnage à vivre, hantent le plateau d’une belle étrangeté.

Véronique Hotte

Spectacle vu le 13 novembre 2023 au Studio-Théâtre de Vitry. Du 6 au 9 décembre 2023, le 6 et le 7 décembre à 19h30, vendredi 8 décembre à 20h30, samedi 9 à 18h, à La Commune – Centre dramatique national, 2 rue Edouard Poisson 93300 – Aubervilliers. Tél : 01 48 33 16 16.