Les Sonnets de William Shakespeare, traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, introduction de Françoise Morvan, édition bilingue, Edition Mesures, 2023.

Les Sonnets de William Shakespeare, traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, introduction de Françoise Morvan, édition bilingue, Edition Mesures, 2023.

Les Sonnets de Shakespeare forment à la fois un roman d’amour, une protestation contre la tyrannie du temps et un récitatif dont le tissage sonore appelle la voix : ils sont faits pour être dits.

Le spectacle de Tiago Rodrigues, By Heart, est à l’origine de cette traduction. Faute d’une seule traduction française respectant la forme du sonnet shakespearien, le metteur en scène s’était rabattu sur une version en alexandrins.

Or, le sonnet anglais obéit à des règles strictes : il compose trois strophes en pentamètres ïambiques à rimes croisées suivies d’un distique à rimes plates formant comme un proverbe gravé dans le marbre. Aucun traducteur français n’avait envisagé de respecter cette structure. Ce qui, pour les traducteurs russes, tchèques, allemands, portugais allait de soi, était en France ignoré.

André Markowicz et Françoise Morvan prouvent que respecter cette forme n’éloigne pas du sens mais, au contraire, le sert en tenant compte de la structure sonore de ce sommet de la poésie universelle. (A.M et F. M, Quatrième de couverture)

Quelques extraits de la très belle préface de Françoise Morvan sont ici retranscrits :

(…)

Tiago l’initiateur

Bien qu’André ait toujours vécu dans l’amour des sonnets de Shakespeare (legs de son père) et qu’il ait passé de longues années à traduire son théâtre, il ne nous serait jamais venu à l’idée de les traduire si Tiago Rodrigues ne nous avait invités à voir son spectacle By Heart, spectacle sur la mémoire construit autour du sonnet 30 que les spectateurs sont invités à apprendre par coeur. 

(…) Tiago avait fini par se résoudre à adopter la traduction de Charles-Marie Garnier, une traduction en alexandrins qui avait le mérite de respecter la rime et de se graver dans la mémoire grâce, entre autres, au jeu des sonorités.

(…) Cette traduction du sonnet 30 a été pour nous l’objet d’une double interrogation : était-il possible que personne en France n’ait jamais envisagé de traduire un sonnet anglais en respectant la forme du sonnet anglais ?… Etait-il possible de traduire ce sonnet 30 en échappant au règne académique de l’alexandrin et au règne informe du vers libre ? Loin d’être insurmontable, la difficulté était plutôt stimulante. Au total, nous avons traduit les sonnets en moins de trois semaines.

(…) Pour traduire ces sonnets que des générations d’érudits s’étaient donné tant de mal à élucider, il suffisait d’adopter une méthode particulière, plus stricte, appuyée sur le respect des mots clés; la principale difficulté résidait dans l’interdiction de reprendre la même rime à l’intérieur du sonnet et de garder le réseau des mots formant motifs. L’expérience m’ayant semblé concluante, j’ai traduit les vingt-neuf premiers sonnets tandis qu’André, tout en poursuivant son travail à partir du sonnet 30, me chargeait de traduire les sonnets dits de la dame noire.

(…) et c’est encore sur le sonnet 30 que nous avons buté: nous nous sommes rendu compte que nous traduisions différemment. La méthode d’André, une méthode inspirée de l’école russe de traduction, marquée au XX è siècle par l’apport des formalistes russes – celle de Boris Pasternak, par exemple, ou celle de Samouil Marchak – consiste à prendre en compte la structure du poème, puis les données essentielles du sens, et offrir, non pas un calque mais une interprétation, l’essentiel étant de savoir ce qu’il est possible de sacrifier et au nom de quoi on le sacrifie : le poème est mis au service d’une vue d’ensemble qui soit juste mais laisse à l’interprète la possibilité de prendre de la marge.

Ma méthode est inverse : je pars du sens, des mots-clés, des sonorités, des récurrences, et c’est ce matériau que je mets en forme en ayant soin de n’éliminer que ce qui ne nuit pas à ce qui me semble essentiel. Si, à la source, elle est à l’opposé de la méthode russe, elle la rejoint in fine mais après un retour au sens, même si l’opportunité de donner au texte une ampleur et une évidence poétique s’offre comme une tentation. Quoi qu’il en soit, elle est à l’opposé de la méthode française qui, comme on a pu le voir, consiste à effacer la forme.

(…) Tiago avait raison : ils (les sonnets) sont faits pour être sus par coeur. Nous sommes pour finir arrivés tant bien que mal à concilier les deux méthodes. En revanche, nous ne sommes pas arrivés à nous accorder sur la traduction du sonnet 30 qui, après avoir été un point de départ, est devenu un point d’achoppement. Garder ce doublon nous a semblé, pour finir, utile car il donne un exemple de pratique de la traduction qui montre quelle mage de manoeuvre elle offre puisque le même sonnet n’est plus le même vu par l’un ou par l’autre.

Enfin, notre but n’était pas de donner une édition savante (puisqu’il en existe déjà un grand nombre) mais de permettre tout simplement à ces sonnets d’être dits avec cette évidence et cette légèreté musicale qui, je ne le répéterai jamais assez, en font la force et en sont la caractéristique essentielle. » (Françoise Morvan)

Voici le fameux sonnet 30 dans les deux traductions de nos deux co-auteurs : 

30                                                                                             

Quand je convoque l’ombre du passé                    

Au tribunal muet du souvenir,                                 

Mes pertes se présentent, empressées,                

Et mes tourments se sentent rajeunir.                    

Moi qui ne pleure pas, je pleure alors                    

Sur mes amis que tient la mort amère               

Et sur l’amour promis et pourtant mort                

Et tant de choses qui me furent chères,              

Et, me rongeant de regret en regret,              

Je ressasse les peines de mes peines,                

Payées au prix du sang que je repaie              

A chaque fois, sitôt qu’elles reviennent.               

       Mais si je pense à toi, ami si doux,                 

       Le chagrin cesse et je regagne tout.            

                        (André Markowicz)                      

30

Quand, assignant mes pensers silencieux

 Au souvenir des ombres du passé,

Je soupire sur tant d’espoirs précieux

Et rends plus noir le deuil de mes années,

Moi qui pleure si peu, je pleure alors

Sur des amis perdus au noir des nuits,

Sur les tourments d’un amour mort, bien mort,   

Et la perte de tant d’êtres enfuis.  

Je peux souffrir de souffrances anciennes       

 Et alourdir de regret en regret,  

Accumulant le compte de mes peines,   

Le lourd tribut que sans fin je repaie.

Mais si je pense à toi, mon doux ami,

  Rien n’est perdu, mon chagrin est fini.

      (Françoise Morvan)

Des Sonnets magnifiques, à travers le filtre de subtiles traductions shakespeariennes bien senties.

Véronique Hotte

Les Sonnets de William Shakespeare, traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, introduction de Françoise Morvan, édition bilingue, Edition Mesures, 2023.