Juillet 1961, texte et mise en scène de Françoise Dô (Prix ETC_Caraïbe 2019, Théâtre Ouvert Editions, Collection Tapuscrit). A Théâtre Ouvert à Paris.

Juillet 1961, texte et mise en scène de Françoise Dô (Prix ETC_Caraïbe 2019
Théâtre Ouvert Editions, Collection Tapuscrit )
, conseil dramaturgique Paul Emond, collaboration artistique Denis Boyer. Avec Rosalie Comby, Wanjiru Kamuyu, Christopher Mack, Sylvain Darrifourcq, Roberto Negro. Création musicale Sylvain Darrifourcq, Roberto Negro, création lumière Cyril Mulon, costumes Jien Chung, création vidéo Richard Rampaly.

Françoise Dô, autrice et metteuse en scène inspirée, monte Juillet 1961, laissant sourdre l’état significatif des consciences ambiantes d’une époque, dans la ville emblématique de Chicago, un exemple de violence urbaine, une ville-personnage, cristallisant les tensions sociales et ethniques entre communautés disparates qui, selon le Temps, seront appelées à se mêler irréversiblement.

Le spectacle prend appui sur l’oeuvre du photographe américain Garry Winogrand (1928 -1984), une série de photographies des années 60, révélatrices de la société particulièrement violente de l’Amérique ségrégationniste embrumée, à côté du désir de consommation, de liberté et de jazz.

A travers le regard et la sensibilité des deux femmes – l’une Blanche et l’autre Noire -, filles elles-mêmes et mères chacune d’une fille adolescente, se dessine sur la scène une ligne narrative subtilement élaborée, un modèle d’art littéraire sur un plateau de théâtre qui sait aussi faire musique des silences et des percussions : un récit à la troisième personne, alternant avec les monologues des deux mères, les paroles de leur fille respective rapportées directement ou indirectement, la voix pathétique de l’aïeul blanc – Christopher Mack -, un puzzle subtil dont les pièces rassemblées et emboîtées font sens, soit trois générations qui s’écoutent et se font écho, dans la résonance sourde ou éclatante des percussions isolées ou chorales des pianos de jazz.

Le jazz est lui-même un personnage porté par les partenaires de Françoise Dô, le pianiste Roberto Negro et le batteur Sylvain Darrifourcq qui épousent passionnément l’écriture et la musique : « et modeler ensemble la prose et le son et aboutir à une forme adaptable des grands théâtres au petit club, où l’on ne saurait plus dire si on assiste à un concert ou à une pièce de théâtre », dit l’aurice.

Entre un état d’esprit raciste, brut et navrant, sans la moindre trace « politically  correct », du côté des Blancs, tel le père de Chloé et grand-père de Mary – qui aurait tué un Noir, amant probable de sa femme, on ne sait, et qui pour effacer ce passé meurtrier, s’est engagé comme soldat dans l’armée américaine pour lutter contre Vietnam, Corée et consorts, aussi contre le communisme.

Dans deux réalités parallèles où aucune d’elles ne peut s’émanciper, s’inscrivent Chloé la Blanche et Clarisse la Noire qui vivent dans le même quartier pauvre, à la marge du centre-ville. Chloé est ouvertement sensuelle, elle dit cultiver la beauté en toute chose, un apanage des riches qu’elle veut s’approprier; provocatrice, elle se souvient d’une enfance colérique et d’un père adulé aussi, tant il lui semblait fort; elle se prostitue « naturellement » pour améliorer son quotidien – elle et sa fille. Ce jour-là, la client se révèle inspecteur de police à la recherche de son meurtrier de père…

Clarisse travaille de son côté, dans un hôtel, rythmant le quotidien en surfant d’un emploi du matin à celui du soir. Paisible, elle est à l’écoute des mauvais traitements d’une population contre l’autre.

Pendant ce temps, les filles de ces deux dames dignes, Mary et Dani, explorent la ville, assistant à d’inévitables violences civiles et policières, soulèvements urbains qui touchent leur quartier. Ces drôles d’héritières à la Bourdieu, issues d’une réalité historique et sociale obsolète, rejettent leur assignation originelle; cette génération refuse la violence tout en la fréquentant peut-être parfois. 

« Je fais quelques pas derrière elle dans la rue, vers la meute. La pluie fait remonter une forte chaleur du sol. Détonation. La vague revient. Elle plonge vers moi et me submerge. Nous sommes en juillet 1961 et de là, pour moi, pour nous, plus rien ne sera pareil. Je les entends scander des phrases, les mêmes qu’ils ne se gênent pas de scander depuis le début de l’été. Je les regarde dans ma ville, dans mon quartier. (…) Les sirènes de la police commencent à résonner. Je me mets à penser moi aussi :  « j’irai partout où c’est interdit que j’y sois. »

L’écriture sensible résonne, saisissante et pertinente – analyse de soi dans la confrontation à la dureté du monde – récit d’une « avancée » chaotique en marche, alors que les scènes sont narrées ou seulement données à entendre : attente, peur, hurlements et mouvements de foule. 

Un spectacle expressif et talentueux dont les actrices –  Rosalie Comby et Wanjiru Kamuyu – sont magnifiques, sculptées telles des statues vivantes et mouvantes, entre délicatesse et élan inventif.

 Une aventure scénique vibrante à l’aune des souvenirs, préjugés et colère contre l’inique inégalité des êtres, combat métaphorique des petites luttes contemporaines pour défendre la liberté, la vie.

Véronique Hotte

A partir de 14 ans. Du 18 au 22 avril 2023, mardi, mercredi 19h30, jeudi, vendredi 20h30, samedi 18h, à Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta 75020 – Paris. Tél : 01 42 55 55 50 ou resa@theatreouvert.com