
Crédit photo : Pierre Grosbois
Fin de partie de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Osinski, scénographie de Yann Chapotel, lumière de Catherine Verheyde, costumes de Hélène Kritikos. Avec Denis Lavant, Frédéric Leidgens, Peter Bonke, Claudine Delvaux.
Après Cap au pire, la dernière bande, L’image et Words and Music, Jacques Osinski, metteur en scène beckettien s’il en est, monte Fin de partie que l’Irlandais écrivit avant La Dernière Bande.
Fin de partie interroge le théâtre, et au début du spectacle, s’installe un petit théâtre d’objets: Clov tirant les rideaux, soulevant les draps qui recouvrent Hamm et les poubelles de Nell et Nagg, les parents de celui-ci. Tous vivent dans un espace indéfini, un « intérieur » doté de deux fenêtres donnant sur l’extérieur. A contempler pour le spectateur cet espace gris et pourtant vivant, bruissant des bruits de la mer visible par l’une des fenêtres, alors que l’autre donne sur la terre.
L’aventure est vivifiante et tonique, celle d’abord du concepteur qui consiste à diriger Denis Lavant et Frédéric Leidgens, Clov et Hamm, le fils adoptif et le père ou le domestique et le maître, et celle ensuite du public qui assiste non seulement à la confrontation de deux figures emblématiques du théâtre et de leurs relations existentielles, mais à la présence aussi de deux grands de la scène. Frédéric Leidgens et Denis Lavant sont des monstres de théâtre, graves autant que facétieux.
Clov, bouge, s’agite, boîte ostensiblement, mais peut aussi rester immobile par instants plus longs; il parle peu, absorbé par sa pensée ou par l’oubli de soi. Denis Lavant donne au personnage une allure sensible identifiable, dos courbé, silhouette voûtée et cassée, le pantin n’en nourrit pas moins un réel dynamisme, montant un grand escabeau avec vivacité, pour accéder aux fenêtres élevées. La jambe raide, il gravit avec une célérité étrange et grand tapage les degrés sonores de l’escabeau. L’acteur esquisse une figure expressionniste inénarrable, sortant d’un film muet.
Clov prend soin de Hamm, qui a autrefois pris soin de lui. On ne sait pas quelle est cette histoire ressassée par Hamm d’un père qui serait venu avec son fils et dont il aurait gardé l’enfant, Clov : le scénario se répète ici avec un garçon assis dans le sable, entrevu par la fenêtre, un leitmotiv.
En face, sur son fauteuil roulant, Hamm, aveugle et paralytique, est immobile et volubile : Frédéric Leidgens siffle Clov quand besoin est, ordonne et vitupère à plaisir. L’acteur à la belle sérénité fait preuve d’un contrôle rare de sa partition, ménageant les silences préparés, les pauses, les répits, qui donnent à entendre a contrario le poids philosophique et beckettien des mots, jouant l’arrêt des hostilités et le repos, avant de reprendre encore ses cris autoritaires sans nul ménagement. La relation de maître à esclave, implicite ou manifeste, est incarnée avec une distance significative.
Tyrannie, abus de pouvoir, autocratie domestique, Hamm craint que Clov ne le quitte: une menace. Qui est le maître véritable ? Rien n’est plus énigmatique, le temps seul qui tourne aura la réponse.
Dans cet espace « noir clair », la crainte sourde des personnages est que la lumière les quitte définitivement. « Sommes-nous sur Terre? Peut-être est-ce déjà le purgatoire, peut-être la maison est-elle sur un îlot, seul endroit encore peuplé après la fin du monde. A la lumière d’aujourd’hui, le texte prend une étrange résonance écologique, ce qui va nous inspirer pour la scénographie, faite de matériaux bruts et évoquant un monde en reconstruction », écrit Jacques Osinski.
Hamm. – La nature nous a oubliés. Clov. – Il n’y a plus de nature. Reste à vivre chaque jour selon son propre tempo : se lever, manger, prendre son calmant, raconter une histoire, sans mépriser ni oublier le réveil, jouet et accessoire, auquel Clov se raccroche comme à une bouée de survie.
Le Théâtre de l’Atelier reste fidèle à son histoire, qui en 1985 proposait l’inoubliable mise en scène de En attendant Godot de Beckett, dans la mise en scène d’Otomar Krejca avec Rufus, Georges Wilson et Michel Bouquet – un grand rendez-vous de théâtre à partir d’une pièce-phare de Beckett.
Jacques Osinski reprend le flambeau, invitant à la découverte d’une partition précise et lumineuse – entre texte et silences -, maîtrisée avec talent, témoignage de conviction post-moderne, évocateur de nos temps bousculés, qui, fort des liens de famille, d’amitié ou d’hostilité éprouvés, ne s’en remet pas moins aux jours qui passent, trésor existentiel inépuisable ad vitam aeternam.
Véronique Hotte
A partir du 19 janvier 2023, du mardi au samedi 19h, dimanche 15h, au Théâtre de L’Atelier, changements d’horaires, – les 28 janvier, 4 février et 11 février, 18h30, et les 31 janvier, les 1er, 2, 7 et 9 février à 18h45, jusqu’au 5 mars. Prolongations jusqu’au 30 avril 2023, au Théâtre de l’Atelier 1, place Charles Dullin 75018 – Paris. Tél : 01 46 06 49 24 guichetsreservations@theatre-atelier.com