Antoine et Cléopâtre, texte de William Shakespeare, traduction de Irène Bonnaud, en collaboration avec Célie Pauthe, mise en scène de Célie Pauthe.

Crédit photo : Hervé Bellamy.

Avec Guillaume Costanza, Maud Gripon, Dea Liane, Régis Lux, Glenn Marausse, Eugène Marcuse, Mounir Margoum, Mahshad Mokhberi, Mélodie Richard, Adrien Serre, Lounès Tazaïrt, Assane Timbo, Bénédicte Villain.

A travers Antoine et Cléopâtre, Shakespeare explore le rêve, à l’orée de notre ère, d’une reine d’Egypte et d’un général romain désireux de redessiner un monde où l’Orient et l’Occident se fondraient en une entité multipolaire de civilisations – égyptienne, hellénistique et romaine.

Alexandrie serait devenu, à l’égal de Rome, l’un des centres d’une nouvelle organisation politique.

Le dramaturge anglais, fidèle à la « Vie d’Antoine » de Plutarque, n’en suit pas moins l’esprit de son temps dans l’évocation d’un monde en crise qui hante l’imaginaire des poètes baroques. Un univers qui rappelle encore le nôtre, par-delà un saut de cinq siècles, entre mouvements et chaos.

Si l’union d’Antoine, le Romain, et de Cléopâtre, l’Egyptienne, fixe une dimension dionysiaque mythique – désordre, passion, érotisme -, elle est, par ailleurs et même d’abord, un rêve politique.

L’Orientale règne en son palais, avec un vrai plaisir de vivre, entre hédonisme, émancipation et calculs, pour conserver son propre royaume, tandis qu’Antoine, entre Rome et Alexandrie, n’évalue pas suffisamment, selon Octave, les effets de la guerre civile sur Rome. L’autorité du triumvirat – Octave, Lépide et Antoine – est fragilisée par l’absence de celui qui s’attarde en Egypte.  

A l’extérieur Sextus Pompée, fils de Pompée et maître des mers, veut le blocus du port de Rome. Il est défait par Octave et Lépide; celui-ci est évincé, et Sextus Pompée tué par un officier d’Antoine.

Depuis l’assassinat de César (- 44 av. JC), Octave et Antoine veulent recueillir l’héritage politique du dictateur. Ils sont parvenus d’abord à un accord pour se partager le pouvoir, Antoine régnant sur l’Orient à partir de l’Egypte, en compagnie de Cléopâtre, tandis que depuis Rome, Octave gouverne l’Occident. Mais leurs relations se dégradent rapidement et l’affrontement est inévitable.

« Alors monde, ta gueule n’a plus que deux mâchoires, Et tu pourras bien jeter entre elles autant de nourriture que tu voudras, Elles finiront par se broyer l’une l’autre » : telle est la prémonition éclairée d’ Enobarbus, partisan d’Antoine.

En – 32, Octave déclare la guerre à la reine d’Egypte : les deux armées se rencontrent en Grèce, au large du promontoire d’Actium, en -31 av. J-C. L’affrontement naval est indécis mais le départ de Cléopâtre et d’Antoine du champ de bataille provoque la reddition de leur force terrestre, livrant le succès à Octave. L’empereur poursuit encore en -30 en Egypte le duo ennemi qui se suicide.

Octave et sa clémence auraient aimé pourtant garder Cléopâtre vivante – son triomphe personnel.

Une esthétique du soupçon, des intuitions qui évoquent la perte de repères et de normes, une perte soumise à « l’inconstance de nos actions » et du monde, selon Montaigne.

L’écriture shakespearienne reflète la modernité d’une esthétique du soupçon – « que toute apparence pourrait tromper et toute certitude égarer -, des intuitions qui évoquent la perte de repères et de normes soumise à « l’inconstance de nos actions » et du monde, selon Montaigne.

(Notice de Gisèle Venet, Antoine et Cléopâtre, traduction J-M Déprats, Bibliothèque de la Pléiade.)

Dans la mise en scène pétillante et festive de Céline Pauthe, directrice du Centre Dramatique National Besançon – Franche -Comté, la langue de Shakespeare, dans une nouvelle traduction d’Irène Bonnaud, précise et charnelle, a pour contrepoints des chansons de Mohammed Abdel Wahab, des poèmes de Constantin Cavafy, de langue grecque, poète d’une Alexandrie perdue.

Les présences féminines et les modulations orientales connotent le domaine de l’Egyptienne.

Plaisir convivial – amour et amitié -, tel est le souffle des paroles libres échangées dans le sérail.

Les présences masculines surgissent plutôt, impétueuses et virulentes, du côté de Rome.

Pour cet Antoine et Cléopâtre qui court sur dix ans, une oeuvre exubérante et crépusculaire, une troupe de treize comédiens, comédiennes et musiciennes arpente la scène de ses va-et-vient.

Mélodie Richard incarne la belle dominatrice Cléopâtre et Mounir Margoum  Antoine, le mâle captif amoureux : Bérénice et Antiochus dans Bérénice (2018), montée par Céline Pauthe. La rencontre avec les Irakiens de L’Orestie d’Eschyle (2018) inspire encore cette création tournée vers l’Orient.

La musique et le chant imposent leur présence nostalgique dans le rythme tenu de la voix sensuelle de Dea Liane, qui joue Charmian, suivante proche de la reine, au côté de Mahshad Mokhberi – Iras-, autre suivante à la prévenance attendrie pour sa maîtresse. La musicienne Bénédicte Vilain interprète l’eunuque de Cléopâtre, investissant l’espace du violon et accordéon.

La figure féminine emblématique a été ressaisie par le peuple et les artistes égyptiens dans les années 1920, et les premiers mouvements indépendantistes. Cet attrait « empêché » des empereurs romains pour les reines du Moyen-Orient pose des questions géo-politiques…

La scénographie de Guillaume Delaveau, inspirée du Globe, le théâtre de Shakespeare, offre au regard un espace unique contenant le monde, entre épopée et intimité. L’or et le bleu égyptiens sont privilégiés, un bleu nuit dans sa dimension céleste, entre soleil et lune, tel un ciel tourmenté à l’aurore, la réinvention onirique des traces des nuits alexandrines, entre le raffinement et le trivial.

Les étoiles dorées sur le fond bleu sombre des appartements de la reine suggèrentles contes. 

A jardin, le couple emblématique allie désir érotique et narcissisme, portant les tenues orientales colorées, à l’image d’un harem rêvé et réinventé, bruissant et bruyant des excès et des tensions des Mille et Une Nuits ; les costumes admirablement portés reviennent à Anaïs Romand

A cour, l’élégant et jeune Octave, empereur Auguste à venir, veut régner sur un monde d’ordre et de stabilité, il porte une tenue classique – costume sombre et chemise blanche. Eugène Marcuse incarne à merveille le politique clean dans l’apprentissage du pouvoir face à un Antoine aguerri. Du côté de Rome encore, un monticule de sable blond empêche qu’on en gravisse le seuil en liberté.

Maud Gripon est Octavie, la soeur d’Octave et l’épouse d’Antoine en secondes noces, fidèle tant au frère qu’à l’époux ; celui-ci la trahit encore pour l’Egyptienne : elle se donnera la mort. Et le public retrouvera l’actrice qui endosse le rôle antithétique d’une femme-soldat du camp d’Antoine.

Un aplomb choral, vivant et remuant, entre Histoire et romance amoureuse – contemplation visuelle et auditive des échanges shakespeariens, l’aura des gestuelles et du verbe.

Imaginaire et mouvement, instabilité et fébrilité, le récit partage l’attention et l’action entre ces deux pôles, Rome et l’Egypte, dont aucun ne paraît l’emporter : les deux mondes s’interpénètrent. 

Autour des amants mythiques, vibre le ballet agité des chefs de guerre, de leurs messagers et aides de camp: Guillaume Costanza, Régis Lux et Glenn Marausse se métamorphosent d’un rôle à l‘autre, impétueux et le visage tragique, ou l’allure distanciée et comique, face à de tels maîtres.

Antoine et Cléopâtre se couvrent d’injures ou bien s’étreignent – colère, amour et désespoir.

Dans l’amour de ce couple royal, une haine persisterait. Ni l’un ni l’autre ne veulent renoncer à leur liberté intérieure, l’amour est contrainte, chacun veut dominer son partenaire. (Gisèle Venet, ibid.)

Antoine et Octave sont deux forces résistantes qui se broieront l’une l’autre, avait dit Enobarbus, le commentateur averti de l’inconstance baroque, incarné par la présence aiguë d’Assane Timbo – un équilibre entre l’assurance affichée et la distance d’un personnage moqueur. 

Le bouffon se donnera la mort, n’assumant plus sa trahison pour Antoine qui lui restitue ses biens.

De son côté, Lounès Tazaïrt qui interprète le devin et le précepteur, est aussi le paysan de la corbeille aux figues et au serpent fatal, aspic qui aura raison de la vie de l’indomptable souveraine.

Au début, l’impératrice, entourée de sa cour et d’Eros, l’ami d’Antoine – vif Adrien Serre -, joue le jeu de la futilité, entourée d’amuseurs et de courtisanes; à la fin, elle en appelle à la capacité ludique sublimant le destin puisque la mort est victorieuse. A ses suivantes qui la précèdent ou la suivent dans le trépas, elle promet l’éternité – un congé pour jouer jusqu’au Jugement dernier.

Auparavant, une écharpe blanche aura permis à Cléopâtre et à ses femmes, avec la seule force physique de leurs bras, de hisser Antoine – l’ardent Mounir Margoum-, sur l’esplanade du tombeau. Cheveux courts et ambiance Années Folles, Mélodie Richard est constante de grâce et d’ironie : « L’assaut de la mort est comme l’étreinte d’un amant… », dit-elle en perdant la vie.

Octave déplore la mort d’Antoine – sentiment tragique, lucidité et maturité -; sa disparition est un équilibre politique perdu. Revient au bel esseulé de dire l’oraison funèbre des amants gisants – Antoine et la déesse du Nil pour lesquels le ciel et la terre n’étaient pas assez grands pour l’amour.

Sur la scène, règne un aplomb choral, vivant et remuant, entre Histoire et romance amoureuse – la contemplation visuelle et auditive des échanges shakespeariens, l’aura des gestuelles et du verbe.

Véronique Hotte

Du 13 mai au 3 juin 2022, du mardi au samedi à 19h30, dimanche à 15h, relâche le dimanche 29 mai, à L’Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier, 1, rue André Suarès 75017 http://www.theatre-odeon.eu