Maîtres anciens Comédie, texte de Thomas Bernhard, d’après la traduction de Gilberte Lambrichs, mise en scène et adaptation de Gerold Schumann, jeu de François Clavier.

Crédit photo : Pascale Stih

Maîtres anciens Comédie, texte de Thomas Bernhard, d’après la traduction de Gilberte Lambrichs, mise en scène et adaptation de Gerold Schumann, jeu de François Clavier. Musique de Fanny Mendelssohn Quatuor à cordes en mi bémol majeur par le Quatuor Fanny. Scénographie, costumes Pascale Stih, lumières Philippe Lacombe. 

Maîtres anciens, publié en 1985, est l’avant-dernier roman de Thomas Bernhard, qui se passe dans une salle du musée d’Art Ancien à Vienne : Atzbache le narrateur a rendez-vous avec le vieux Reger, critique musical averti; est évoqué aussi un gardien de musée qui déambule, non loin.

Dans le Kunsthistorichesches Museum à Vienne, assis sur la banquette de la salle Bordone devant L’Homme à la barbe blanche de Tintoret, l’ardent Reger, critique musical, a rendez-vous avec son ami Artzbacher, le narrateur qui, arrivé en avance, l’observe depuis la salle voisine.

Soit une comédie sur l’art, les artistes, les écrivains, les philosophes, les compositeurs que l’auteur anéantit à plaisir – férocité et allégresse. De même, sont mis à bas l’Autriche et les Autrichiens. 

Le comique scénique naît de l’exagération et l’exaspération – des hyperboles diseuses de vérités.

Chantal Thomas évoque Maitres anciens comme une logorrhée infernale. Les personnages narrateurs parleraient sous l’effet d’une nécessité vitale, et se taire est pour eux, comme mourir, un étouffement.( Chantal Thomas, Thomas Bernhard Le Briseur de silence, Seuil, Fiction & Cie)

Ces héros du verbe répondent à l’excès d’angoisse par un excès de paroles, libératrices de passion exaltante et effervescente : « Chacun a sa propre logorrhée, sa logorrhée absolument originale, et la mienne est musicologique », déclare avec lucidité Reger dans Maîtres anciens. 

François Clavier, royal, dans la mise en scène sobre de Gerold Schumann, est le personnage bernhardien par excellence, prince d’un long monologue pour un portrait assis en majesté.

A la fois asocial, discordant et plutôt apaisé et patient, il assène son discours, dialoguant avec soi, l’autre et le spectateur, qui reçoit plein front l’élan verbal brut du grand « détestateur » d’humanité.

Un déferlement verbal sans notations visuelles alors que le discoureur se tient dans un musée.

Parmi les modèles respectés que Maîtres anciens s’emploie à démolir, Adalbert Stifter (1805-1868) au « kitsch sentimental » dans ses peintures des paysages alpins de l’Autriche. 

Pour Chantal Thomas, l’auteur autrichien vise par ricochet l’oeuvre descriptive de Peter Handke – La Leçon de la Sainte-Victoire (1980) -, hommage de Peter Handke au « silence des tableaux » de Cézanne, et à la sagesse distante, passage vers la mort, ce que récuse le Narrateur bernhardien.

La « comédie » opère un léger déplacement dans le dispositif du discours rapporté : la première partie de Maîtres anciens repose sur le discours intérieur d’Atzbacher, l’auditeur-narrateur, arrivé une heure en avance pour « observer » Reger, déjà installé dans la salle Bordone, face à L’Homme à la barbe blanche,sur la banquette qu’il occupe chaque matin depuis des décennies. 

La voix enregistrée (Thomas Segouin) « regarde » le fameux critique Reger, incarné par l’acteur François Clavier qui s’approprie merveilleusement le discours de Thomas Bernhard – gravité, détermination, conviction intime, visions personnelles et certitudes désabusées sur le monde. 

Et les pensées d’Atzbacher qui observe l’homme assis ne sont que des citations de Reger : elles doublent en voix off la silhouette immobile de l’observateur face à L’Homme à la barbe blanche.

Le deuxième volet débute à onze heures et demie précises : « Le manque de ponctualité est une maladie qui entraîne la mort de celui qui n’est pas ponctuel », dit-il, et Reger a bien fixé rendez-vous à Atzbacher, son auditeur parfait et narrateur qui, debout jusqu’alors, rejoint sa banquette.

L’art de la fugue de Reger décline des thèmes récurrents – mauvais goût des Habsbourg, institution des musées, autorité des maîtres anciens, étatisme, enfance, Beethoven, voyages, toilettes viennoises, journaux, ridicule Kitsch représenté par le Pape ou Heidegger…

La langue bernhardienne – passion et émancipation – ne se soucie pas d’avoir raison ou tort, elle est conscience qui se ressaisit sans cesse, éveillée au monde, active sans relâche, et participant à l’aventure existentielle de la quête – sentiment, beauté et art malgré tout -, apte à conjurer la mort.

Même s’il maugrée et s’impatiente, les Maîtres anciens n’en demeurent pas moins la référence du locuteur qui évoque un autre point d’appui disparu, l’épouse défunte – long chemin d’années brisé.

François Clavier est cet homme lumineux, éclairé de l’intérieur par la passion de la vie qui l’habite,

Véronique Hotte

Du 2 mars 2022 au 26 mars 2022, mercredi, jeudi, vendredi et samedi, à 21h15, Les Déchargeurs – Nouvelle Scène théâtrale et musicale – 3, rue des Déchargeurs 75001 – Paris. Tél : 01 42 36  00 02