Stream of stories, On nous l’a dit et on l’a cru, un projet de Katia Kameli et Clara Chabalier, collaboration poétique Chloé Delaume, conception visuelle Katia Kameli, mise en scène et interprétation Clara Chabalier.

Crédit photo : Marikel Lahana

Stream of stories, On nous l’a dit et on l’a cru, un projet de Katia Kameli et Clara Chabalier, collaboration poétique Chloé Delaume, conception visuelle Katia Kameli, mise en scène et interprétation Clara Chabalier. Dramaturgie Youness Anzane, Adèle Chaniolleau, musique Aurélie Sfez. Tout public à partir de 12 ans.

Le Panchatantra, le Kalila wa Dimna, l’Indien Pilpay, Esope, Phèdreet La Fontaine enfin dans ses Fables mettent en scène des animaux dégageant des morales, et plus largement des êtres humains interrogeant la politique et la philosophie, l’âme des animaux, la guerre, la paix, la vérité.

La nature est ainsi prise dans un combat bestial permanent où l’homme est un loup pour l’homme.

La fable tient à la fois du conte, du récit et de l’illustration d’une morale – l’allégorie d’une action. L’artiste visuelle Katia Kameli et la comédienne Clara Chabalier se sont penchées sur le trajet d’un manuscrit ancien, entre Inde et Perse, le 3655, conservé dans la Bibliothèque Royale, à Rabat. 

Toutes les versions et traductions successives, apprend-on, se sont enrichies de nouvelles histoires inédites, de personnages nouveaux, d’illustrations et de miniatures diverses, histoires d’amour et de politique, depuis l’investigation de l’iconographie des manuscrits orientaux du Kalila wa Dimna, et le personnage de Borzouyeh, le premier traducteur des Fables, qui prend la parole.

Tout commence par Pilpay, un sage, un brahmane depuis l’Inde d’un tyran qui fait couler le sang, entouré de ses fidèles disciples, en 300 avant Jésus-Christ: il fallait agir. En 550 après J-C, Anouchirwan, roi de Perse, rêve de lire aussi ce traité politique; il envoie en Inde son médecin personnel Borzouyeh qui ruse en feignant de rechercher une plante médicinale. Ami du bibliothécaire, il ne vole pas le manuscrit, il le transcrit en pehlvi, ancien persan.

Aussi tous les mots voyagent-ils, écrit Chloé Delaume : « Le lion, le corbeau, le tigre, le chacal et le chameau La question du pouvoir et de son exercice … la question fondatrice. » Vers 750, le manuscrit transite par un nouveau traducteur, Ibn Al Muqaffa, maîtrisant le persan et l’arabe, à Bagdad. Et Jean de La Fontaine, bien des siècles plus tard, écrit ses Fables entre 1668 et 1694.

Clara Chabalier et Katia Kameli ont fait oeuvre commune avec la musicienne Aurélie Sfez et l’auteure Chloé Delaume, inventant ensemble une traversée littéraire et théâtrale, le spectacle croisant les arts visuels et le spectacle vivant. Le manuscrit est, toujours en vie, révélateur du contexte politique où il voit le jour. Les fables sont adressées aux puissants – manuel d’instruction à l’usage du pouvoir – :  le spectacle réinstalle cette dimension politique des fables au centre. 

Le spectacle ne peut que tomber à pic dans le contexte de la Guerre en Ukraine. Comment un puissant de ce monde, démuni de sagesse et de raison, en arrive-t-il à terroriser les pays autour ?

La raison, la paix, la sagesse de la fable, recours fragiles contre la violence, sont à ressaisir. La problématique de la traduction ouvre les territoires d’une langue à l’autre, d’un pays vers l’autre. Les histoires s’entrelacent – ruses, trahisons, mensonges, rencontres heureuses ou non – et la re-contextualisation des stratégies politiques se réactualise sans cesse, exactement contemporaine.

Pour Christian Biet, la fable est « une fiction, une invention, un mensonge, mais – paradoxe syllogistique -, c’est un mensonge qui dit la vérité. La fable joue sur l’analogie, sur l’exemple fabuleux, pour dire la vérité des choses. L’homme, comme l’enfant, étant incapable de se laisser charmer par la vérité pure, par l’expression directe de cette vérité, il faut passer par des récits et par l’imagination, donc par le fabuleux, pour en arriver à la vérité, si elle existe ». (Fables – J.de La Fontaine – Encyclopedia Universalis).

Le spectacle commence par un film, réalisé par Katia Kameliavec des adolescents de Bobigny, film qui rythme la représentation entière, une alternance de vues entre les immeubles des quartiers rénovés du Bobigny d’aujourd’hui et le retour sur la scène, en Inde, en Perse via les tapis colorés, le miniatures et l’art oriental. Les jeunes jouent les différents traducteurs des fables, nées en Orient, semblent-ils découvrir, interprétant les différents personnages – rois, sages et courtisans.

Une Fable des Fables, écrite par Chloé Delaume ponctue le voyage, comme une ritournelle, fondée sur la comparaison des différentes versions des «Animaux Malades de la Peste», une des fables commune aux trois livres – avec le chameau devenant âne, et l’exotique devenant banal.

Sur le plateau, une scène noire, vide et lumineuse, si ce n’est décorée d’une série de tapis et de couvertures colorées et chamarrées placées à jardin, rangées en piles, accumulées à la façon d’un comptoir de boutique d’exposition. La comédienne Clara Chabalier est d’abord allongée sur cette couche improvisée afin de regarder l’écran du lointain sur lequel s’animent les jeunes des cités.

Prenant la parole, elle se lève et raconte l’histoire fabuleuse des Fables, debout et portant parfois un masque de chacal, retiré d’un bureau-castelet de bois dont les tiroirs recèlent des manuscrits.  Elle étale d’abord les tapis avant de former avec quelques-uns d’entre eux des monts de désert qu’elle recouvrira encore plus tard d’autres couvertures, formant à vue une sédimentation, un palimpseste géologique, accumulation couches successives temporelles – nature et hommes.

Elle déroule des lais – toile peinte -, reproduction de tableaux et de miniatures persanes – ciel bleu constellé d’étoiles brillantes et jaunes, firmament de la beauté de la nuit et des songes, entre musique, flûte bansuri, guitare, viole de gambe, voix, oud, flûte baroque et percussions, xylophone.

Un joli moment littéraire à travers vidéo et vertus artisanales de la scène, grâce à la présence sobre et convaincante d’une actrice investie et éclairée, regardant paisiblement le public dont elle oriente l’intérêt, entre observation, considération des faits et de l’Histoire et sa propre performance.

Véronique Hotte

Spectacle vu au Studio-Théâtre de Vitry, le 14 mars 2022. Du 31 mars au 10 avril, le 31 mars, le 1er avril, le 5 avril, le 6 avril 19h30, le 2 avril et le 9 avril 18h30, le 3 avril et le 10 avril 16h30, les 7 et8 avril 14h30 à la MC93 Bobigny, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis , 9 bd Lénine 93000 – Bobigny. Tél : 01 41 60 72 60. En novembre 2022 au Théâtre de La Criée Marseille dans le cadre du Festival Les Rencontres à l’Echelle.