Ce qu’il faut dire, texte de Léonora Miano (Des écrits pour la parole à L’Arche Editeur), mise en scène de Stanislas Nordey.

Crédit photo : Jean-Louis Fernandez

Ce qu’il faut dire, texte de Léonora Miano (Des écrits pour la parole à L’Arche Editeur), mise en scène de Stanislas Nordey.

Née au Cameroun, Léonora Miano a suivi des études de lettres anglo-américaines en France où elle a vécu de nombreuses années avant de s’installer au Togo. Son premier roman, L’intérieur de la nuit, paraît en 2005 (Plon). Ses derniers ouvrages sont Rouge impératrice (roman, Grasset, 2019), Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste (essai, Grasset, 2020).

« Lorsque tu as dit Noir / Lorsque tu as dit Blanc / Pour ne parler en fait Ni de la peau Ni de sa couleur Mais pour Prendre position Occuper une place Te donner une mission Nous murer dans la race. » (Ce qu’il faut dire) Au-delà de la réparation, de l’excuse, de la vengeance, de la rancoeur, une autre voie serait possible sans doute. L’écriture lancée est musique et battements rythmiques.

L’Europe conquérante a défiguré d’autres continents – l’Amérique notamment, ainsi le sort des Amérindiens, parqués dans des réserves -, et l’Afrique subsaharienne passée et présente :

« N’entrons pas dans les détails de la Déportation transatlantique Laissons de côté l’esclavage que la France d’alors sut pratiquer avec talent  dans ses colonies de la Caraïbe d’Amérique du Sud et de l’Océan indien Acceptons de remettre à plus tard l’étude des mécanismes mentaux de l’Europe La confusion pathologique Entre rencontre et assujettissement Entre contact et viol Entre échange et pillage. Faisons l’impasse sur l’invention de la race, l’obsession de la race… »

La dernière création de Stanislas Nordey – metteur en scène et directeur du Théâtre National de Strasbourg, particulièrement attentif et sensible à la réalité d’un monde d’immédiate contemporanéité en plein bouleversement – procède, entre autres, d’un constat d’échec : « Il y a, sur les plateaux de théâtre en France, une sous-représentation avérée des gens issus des différentes couches d’immigration ainsi que des personnes nées dans les Outre-mers. Comment faire pour que ça évolue ? »

Que faire de la question de la nomination, de la désignation, continue-t-il : « les Blancs ont dit aux gens des populations subsahariennes qu’ils étaient Noirs. Une frontière a été créée, une distinction  faite entre les êtres par la couleur de la peau. Alors peut-on repenser les choses autrement ? »

« Est-ce qu’on peut se passer de la violence, surpasser l’envie de retourner à l’autre celle qu’il nous a fait subir ? » (Léonora Miano)

Ce qu’il faut dire est composé de trois chants, issus de récitals donnés par l’auteure elle-même. Le premier, La question blanche, pose la question de la nomination, de l’assignation – le « tu » s’adresse alors aux personnes à la peau blanche. Le deuxième, Le fond des choses, plonge au fond de cet océan de douleur, d’incompréhension, de violence de la colonisation – ce chant est une adresse à nous tous. Et La fin des fins est une forme d’éclaircie – en tout cas c’est ce que je ressens, avance Stanislas Nordey -, un dialogue platonicien entre la narratrice et Maka, un personnage masculin d’une autre génération – ce dernier chant est un dialogue possible entre deux personnes qui ont la peau noire, en France, en Europe.  Des écrits pour être entendus.

« J’aime écrire pour la parole, voilà tout, dit L’auteure ; C’est l’influence de la poésie du Black Art Movement que j’ai beaucoup lue, entendue, etc. C’est la trace aussi de l’oralité subsaharienne, de la joute verbale qui est, dans bien des pays d’Afrique, une manière de marquer son intérêt pour l’autre. »

Le texte musical appelle une présence instrumentale. Olivier Mellano en a composé la musique et Lucie Delmas, percussionniste, joue de ses instruments sur le plateau de la représentation, les mots portés étant comme repris en écho ou lancés dans une résonance frappante et percutante.

Dans un monde où les nominations sont enjeux de domination, invitation est faite au public à prendre ses responsabilités et distances face aux assignations de la langue et récits nationaux.

La parole est d’une poésie incisive pour la reconquête des mémoires – être tout simplement soi. Requiem pour une Europe des privilèges, ces chants sont un hymne à la connaissance de soi.

Le projet est imaginé avec Gaël Baron, un compagnon de route de Stanislas Nordey et avec Océane Caïrati, Ysanis Padonou et Mélody Pini, trois anciennes élèves-comédiennes du Groupe 44 de l’école du TNS – promotion sortie en juin 2019. Celles-ci portent en elle « la France d’aujourd’hui, celle d’une jeunesse acharnée à faire voler en éclats les clichés, les retards d’une société qui ne sait parfois pas ouvrir les yeux sur elle-même. Elle sont Afropéennes, selon la terminologie de Léonora Miano, et éclairent la scène d’une lumière à elles – ce regard d’une génération qui porte droit le regard à la fois sur le passé et le présent – et un possible avenir.

Dans le spectacle, les jeunes femmes et l’homme ont la peau noire – Afropéens ou non. L’auteure se définit elle-même comme Afropéenne et écrit en fait depuis deux endroits : du continent africain lié à ses ascendants et du continent  européen – de la France – lié à sa descendance, par sa fille notamment, née et grandie en France. Léonora Miano se situe au coeur des deux continents.

Les Afropéens nomment les gens qui ont grandi en Europe où ils sont minoritaires : comment vit-on dans le présent de la société française, en ne faisant ps l’impasse sur l’héritage historique ? Par « l’assimilation » ou bien en inversant la prise de pouvoir et de domination …? A méditer.

Engagement, provocation, humour et vitalité, le texte agit comme un punching-ball tonique et vif. 

Ysanis Padonou a la grâce juvénile de qui, n’étant sûre de rien, s’interroge, prudente et sincère. Mélody Pini joue d’une aisance scénique – élan et enthousiasme -, regardant le public qu’elle invective avec délicatesse et main de fer. Quant à Océane  Caïraty, longue silhouette paisible, elle dispense une parole nuancée, ouverte à l’avenir, entre distance souriante et conviction intense. Gaël Baron a la posture de qui s’interroge et propose à la salle ses questionnements, à l’écoute et dans l’expectative, tendu encore vers une destinée qui semblerait enfin acquise aux changements.

« Quant aux noms que tu voudrais voir apposés sur des plaques, sache qu’ils ne valent pas pour eux-mêmes. Leur puissance réside dans l’innommé qu’ils représentent. Leur force est celle de cohortes sans nom. Légions de gueux qui vécurent, au coeur de la géhenne, dans le ventre de la mort, des vies humaines », assène la narratrice à l’homme d’expérience, Maka, dans la belle scénographie d’Emmanuel Clolus – installation plastique moderne de structures contemporaines.

Une belle maîtrise de la salle – une vraie attention à l’affût -, qui guette ce qui lui échoit d’entendre.

Véronique Hotte

Du 6 au 21 novembre 2021, à 20h,  sauf le 20 à 16h, relâche les 14 et 15 novembre, au Théâtre national de Strasbourg – TNS -, 1 avenue de la Marseillaise 67000 – Strasbourg. Tél : 03 88 24 88 24. Du 5 au 7 avril 2022, à la MC2: Grenoble. Du 3 au 5 mai 2022, à La Comédie – Scène nationale de Clermont-Ferrand. En 2023, à la MC93, Maison de la Culture de Bobigny.