Théorèmes, librement inspiré du roman Théorème et du texte Qui je suis de Pier Paolo Pasolini, adaptation et mise en scène de Pierre Maillet.

Crédit photo : Jean-Louis Fernandez

Théorèmes, librement inspiré du roman Théorème traduit par José Guidi (Gallimard) et du texte Qui je suis de Pier Paolo Pasolini, traduit par Jean Milleli (Arléas), adaptation et mise en scène de Pierre Maillet.

Le roman Théorème est inclassable, écrit en parallèle au tournage du film mythique éponyme, et que devait prolonger encore une pièce de théâtre en vers qui ne verra finalement pas le jour. En tout cas, le film est le révélateur d’une époque qui est est en train de « basculer » dès 1968.

L’inventif Pierre Maillet prend le relais en portant à la scène le film/roman – défi délibéré donné.

Pasolini (1922-1975) déclenche le scandale – poésies, romans, films, vie privée. Il est attaqué en justice pour offense à la religion et par la gauche laïque qui le soupçonne de piété religieuse. 

Michel Cournot épingle L’Evangile selon Saint-Mathieu (1964), projeté en avant première, à Paris, dans la cathédrale Notre-Dame. Dans le spectacle de Pierre Maillet, on entend le critique ressuscité vociférer, installé dans la salle et se levant de son siège pour sortir en claquant la porte.

En prologue, le passionné et solaire Pierre Maillet, metteur en scène de Théorème – conte philosophico- érotique, selon ses mots -revient sur la vie du poète politique maudit, via les propos recueillis de Qui je suis. Autour du narrateur, évoluent des jeunes gens bruyants et heureux de vivre, les fameux ragazzi chers au coeur et à l’oeuvre du poète engagé et intransigeant.

Ces gars-là impulsent le mouvement – danse, esprit facétieux et plaisir d’un présent immédiat.

Après mai 68, Théorème choque moins : la société « bouge » et l’auteur est devenu respectable. Porcherie (1970) et Salo ou les Cent Vingt journées de Sodome (1976) sont plus dérangeants : la bourgeoisie se délite, lâche ses possessions – usine livrée aux ouvriers, tel le père de Théorème – et « perd ses moeurs ». 

Théâtre dans le théâtre, les révélations s’accomplissent dans une boîte transparente – belle scénographie de Nicolas Marie – dont la façade vitrée face public fait effet de miroir. Se jouent comme dans un écrin les scènes emblématiques d’une initiation sexuelle autant qu’existentielle. Dans la famille de la haute bourgeoisie milanaise, surgit un jour un invité qui séduit l’un après l’autre les membres de la famille et leur servante. 

Cet Ange blanc – l’Invité – leur fait physiquement l’amour : « C’est pas grave ! », puis repart.

Un geste émancipateur et déroutant pour les sujets touchés, pourrait-on dire, tant les dévoilements de soi-même sont violents et fulgurants. La servante s’en va, seule détentrice d’une lettre de ce semblant de Dieu car celui-ci a reconnu en elle cette parenté sociale de servitude et d’humiliation.

Chacun réagit à sa manière à cette séduction : la servante devient faiseuse de miracles, le fils s’attache à la réalisation d’une vocation artistique – écriture ou peinture -, la fille alterne les comportements entre passivité maladive et excitation incontrôlée, la mère nymphomane séduit les jeunes gens, le père mis à nu part pour le désert, littéralement, et abandonne ses biens… 

Si le film n’offre aucun commentaire à ces comportements, le spectacle apporterait ses réponses.

Le titre de Théorème pose une relation de nécessité, entre une situation initiale, caractérisée par son arbitraire violent et les effets « logiques » de cette situation. Gilles Deleuze évoque quelque chose comme un problème, de résonance et raisonnement mathématiques puisqu’il « fait intervenir un événement du dehors (…) qui détermine le cas » (L’Image-temps, 1985). 

Quel serait le théorème de Pasolini ? Pour s’accomplir,  il faudrait en passer par la séduction y compris homosexuelle, renoncer aux biens terrestres car les voies du divin sont imprévisibles. Le film porte un message non limpide, comme le suggère plaisamment le petit rôle du facteur confié à Ninetto Davoli, l’acteur fétiche du cinéaste, qui va et vient en jouant sur le plateau scénique.  

« Et tout le monde, dans l’attente, dans le Souvenir, Comme apôtre d’un Christ non crucifié mais perdu, a son destin. C’est un théorème; et chaque destin est un corollaire. Les destins sont ceux que tu connais, ceux de ce monde où toi, avec ton désagréable sourire anticommuniste, et moi, avec ma haine infantile anti-bourgeoise, sommes frères : nous le connaissons parfaitement ! »

Beau, ténébreux, insolent, l’Ange-messager est doté d’une énergie sexuelle, mais pas seulement, inépuisable entre élan et nonchalance, qui a le pouvoir, non de dominer le monde, mais de le changer. Une leçon scandaleuse qui déroge aux deux grandes idéologies de l’Italie de l’époque, le christianisme et le marxisme, puisqu’elle dénie tout pouvoir à la foi comme au travail, pour l’accorder à une vertu innée, élitiste, incontrôlable. (Jacques Aumont, Encyclopedia Universalis).

Pour parvenir à Dieu la voie la plus sûre n’est pas la plus directe, mais un étrange détour. D’autres lectures sont laïques : l’usine donnée aux ouvriers par leur patron représente une conversion politique gauchiste : la vie ne saurait être que la possession matérielle…

Le « virage » sexuel pris par le fils et le père est une conversion brusque. Et certains « élus » deviendront hystériques, d’autres resteront sans voix, d’autres se convertiront. Sur la scène, reviennent les images de choeurs de pauvres gens – population sous le regard attentif de Pasolini.

Remercions les comédiens investis, amusés, amusants et pleins de foi en la vie et le théâtre : Arthur Amard (Pierre), Valentin Clerc et Simon Terrenoire (les Ragazzi), Alicia Devidal (Odette), Luca Fiorello (Ninetto), Benjamin Kahn (L’invité), Frédérique Loliée (Lucia), Pierre Maillet (L’auteur), Thomas Nicolle (le Médecin), Elsa Verdon (Emilia), Rachid Zanouda (Paolo). 

Quant à la grande Marilù Marini (Emilia), elle instille sa poésie à ce spectacle un peu trop bruyant, l’écho sonore d’une vision approximative de survol et de clichés répétitifs sur l’oeuvre littéraire, poétique et existentielle de Pier Paolo Pasolini. Les musiques d’une époque surfent de leur côté, de Christophe à David Bowie, de Peer Raben à Gloria de Missa Luba.

La vertu sincère de la mise en scène fait en sorte qu’on redécouvre l’oeuvre d’un génie poétique.

Véronique Hotte

Du 18 au 20 octobre, Comédie de Caen – CDN de Normandie. Du 10 au 13 novembre, Théâtre National de Bretagne à Rennes. Les 3 et 4 mars 2022, Comédie de Colmar – CDN. Les 15 et 16 mars 2022, Théâtre de Nîmes. Du 12 au 14 avril 2022, Théâtre Sorano de Toulouse.