La Rue, d’après le roman « La Rue » d’Isroël Rabon (1928 – Julliard, collection littérature yiddish), traduction du yiddish de Rachel Ertel, mise en scène de Marcel Bozonnet.

Crédit photo : Pascal Gély.

La Rue, d’après le roman « La Rue » d’Isroël Rabon (1928 – Julliard, collection littérature yiddish), traduction du yiddish de Rachel Ertel, adaptation de Jean-Pierre Jourdain et de Marcel Bozonnet, mise en scène de Marcel Bozonnet, avec la collaboration de Pauline Devinat.

En 1928, Isroël Rabon publie la Rue, roman de la littérature yiddish d’avant-garde, auquel donne vie aujourd’hui le metteur en scène Marcel Bozonnet. Isroël Rabon fut journaliste, directeur de revue, essayiste sur l’art et le théâtre, figure bohème et pittoresque, entre clown et railleur cynique. 

« Le soldat est abandonné par la guerre dans une ville où il n’a plus d’attaches, marche dans les rues en quête de travail, d’un abri ou de pain. Il est en butte à la fatigue, au froid et à la faim. Quand le sommeil ou la rêverie lui permettent d’échapper à sa condition misérable, il est envahi par des souvenirs de guerre et en proie à des visions hallucinées. 

Il reste debout, savoure les moindres parcelles de bienveillance et d’espoir. Des rencontres, même fugitives, le rendent à son humanité. »

Dans sa grande misère et sa solitude, le protagoniste apprécie plus que tout de parler à l’autre.

Ainsi, «  le récit à la première personne d’un soldat démobilisé après quatre années de guerre contre les armées prussiennes d’abord, contre les armées bolchéviques ensuite. C’est une longue errance hallucinée à travers une ville, à travers la mémoire, à travers un univers où la frontière entre le rêve et la réalité est brouillée, où le fantastique, le grotesque, le macabre, se mêlent.,»

( Extraits de la Préface de Rachel Ertel de La Rue, édition originale, 1928, édition Julliard, 1992)

Cauchemars, hallucinations, mauvais rêves, effrois et terreurs, jeux d’ombres : la vie est pesante.

Dans la mise en scène lumineuse de Marcel Bozonnet – scénographie d’Adeline Caron -, un plateau nu, couvert, près du mur de lointain, de lais désordonnés de papier blanc qu’on froisse pour représenter des blocs de glace, des barrières, des obstacles, un sol clair surmonté d’un écran blanc sur lequel est projeté un paysage industriel, dessiné à grands traits noirs et animés, évocateur de la ville polonaise de Lodz – usines, cheminées, entrepôts, ouvriers et travailleurs.

Laurent Stocker de la Comédie Française passe à l’écran, déclamant sa prose de directeur d’usine  polonaise où il annonce quelques nombreux départs « forcés »… Ironie et dérision atemporelles.

La dimension du cirque – saltimbanques et athlètes – est symbolisée par la présence d’un gros ballon rouge et d’une danseuse et actrice, Lucie Lastella, qui joue gracieusement avec son cercle. 

Et le théâtre d’objets est assuré par des marionnettes de toutes dimensions, inventées par Emilie Valentin et que manipule l’acteur-manipulateur Jean Sclavis, dans le rôle de l’auteur Isroël Rabon et de l’athlète bonimenteur responsable d’un cirque qui fait fortune, lors des grèves des tisserands.

Mais il est aussi la voix du petit garçon qui demande à sa mère de pouvoir revenir à la maison, affamé et égaré dans la ville afin de consulter un médecin, alors que la mère n’a plus d’argent.

Il est encore le médecin qui examine le héros cette odyssée urbaine et le déclare inapte au travail quand la France propose aux chômeurs d’immigrer pour travailler en usine: il est juif donc inapte.

Le marionnettiste incarne aussi – autre pantin – le même soldat vivant sur le plateau, Stanislas Roquette. Il manipule encore la jolie jeune fille Liuba – poupée vêtue de rouge – entraperçue à la fenêtre, dont le personnage rêve, amoureux – une apparition ou peut-être une hallucination.

Durant toute la représentation, la musicienne Gwennaëlle Roulleau – compositrice, improvisatrice électroacoustique, artiste sonore – assure en live et à vue la création électroacoustique évocatrice.

Dans l’immédiateté des instants, entre les violences soudaines et les apaisements aléatoires.

Les beaux costumes, gris en ces temps de guerre ou bien colorés, sont de Renato Bianchi.

Installé entre deux rails de chemin de fer près de la gare, allongé, assis ou debout le plus souvent, avec une conviction sensible, Stanislas Roquette exprime les sentiments du soldat anonyme, socialement exclu. Il dort dehors, sur le seuil des portes fermées, dans l’hôtel misérable de la gare,  ou dans un dispensaire public. Et il regarde les ouvriers-tisserands passer alors qu’ils manifestent.

Jason – interprété par Jean Sclavis -, juif lituanien devenu athlète de cirque, est un « juif non juif » : « Qu’est-ce qu’il y a de mal à être athlète ? Aujourd’hui tu es à Lemberg, demain à Łódź et après demain à Budapest. Aujourd’hui tu es juif, demain, tchèque, après-demain, hollandais et une semaine plus tard, letton. Sinon, c’est resté planté toute sa vie au même endroit, faire des enfants et les mener au heder [l’école religieuse juive] tous les jours que le Bon Dieu fait. Je ne me vois pas faire ça toute ma vie. (…) Celui qui a goûté au cirque ne sera jamais un homme rangé ! Il ne pourra s’empêcher d’aller de pays en pays, de courir le monde comme le vent ! »

L’homme de cirque exprime ici la devise des héros de Isroël Rabon, il choisit la liberté absolue, qui passe par la dé-communautarisation de l’individu, la dissociation de toute collectivité, et la solitude existentielle. (Delphine Bechtel – Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes).

On pense aussi à Semmelweis, la thèse de médecine de Louis-Ferdinand Céline, parue en 1924 :« La Rue, chez nous ? Que fait-on dans la rue, le plus souvent. On rêve. On rêve de choses plus ou moins précises, on se laisse porter par ses ambitions, par ses rancunes, par son passé. C’est un des lieux les plus méditatifs de notre époque, c’est notre sanctuaire moderne, la Rue. » 

Marcel Bozonnet restitue avec ses acolytes la tonalité crissante, la modernité plastique et l’avant-gardisme visuel du poète de Lodz, gravité et pétulance au-delà même des plus grandes noirceurs.

Véronique Hotte

Du 15 au 25 septembre, puis du 5 au 10 octobre 2021, du mardi au samedi à 20h30,
représentation supplémentaire le dimanche 10 octobre à 16h, au Théâtre du Soleil – Cartoucherie – 75012 – Paris. Tél : 06 44 02 73 30, theatre-du-soleil.fr