Fanny de Rébecca Déraspe, Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines -, Tapuscrit N°146, 2020.

Fanny de Rébecca Déraspe, Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines –, Tapuscrit N°146, 2020.

Rébecca Déraspe, québécoise, est née en 1983. Elle vit et travaille à Montréal. Dramaturge et scénariste, elle est l’autrice de pièces traduites et jouées à travers le monde.

Rémy Barché a mis en voix Ceux qui se sont évaporés à Théâtre Ouvert dans le cadre du festival Jamais Lu-Paris #4 en octobre 2019, puis Fanny, le 27 septembre 2020, lors du festival Zoom – présenté hors les murs à la MC93 à Bobigny, avec Daniel Delabesse, Elphège Kongombe et Gisèle Torterolo. 

Fanny est créée à la Comédie de Reims, dans une mise en scène de Rémy Barché, en novembre 2021 et à Théâtre Ouvert en 2022.

Rébecca Déraspe mène tambour battant Fanny, une comédie qui traite avec beaucoup d’humour et de drôlerie la question de l’émancipation féminine – une distance éloquente et un jeu facétieux.

Fanny vient d’avoir cinquante-cinq ans. Dorian et elle forment un couple inébranlable, amoureux et heureux. Pourtant quelque chose leur manque, même si le couple habite dans une maison assez confortable, celle-ci leur semble trop grande pour eux. Ils décident d’accueillir une jeune locataire pour qu’elle occupe une chambre inhabitée. Surgit Alice, une jeune étudiante en philosophie.

Ce n’est pas l’âpreté au gain qui les motive, mais le désir d’insuffler du mouvement et de la vie à une existence qui leur paraît un peu trop stable ; ils voudraient se sentir utiles. Or, cette jeune étudiante va bouleverser leur univers ordonné. Alice est une jeune femme engagée, foncièrement différente de ces aînés dont les certitudes arrêtées vont être bousculées en profondeur.

Fanny, d’abord déconcertée, puis ébranlée par ces différences, selon son désir, va redessiner les contours de son existence et redéfinir sa façon d’être au monde. En effet, malgré un bonheur évident et un équilibre sain, elle éprouve le besoin de s’accomplir pleinement, faisant éclater son univers ordonnancé pour réagir, depuis son cocon quelque peu éclaté à une jeunesse vivante qui lui échappe et qu’elle veut comprendre, en dépit de tout ce qu’elle croyait ou pensait.

Quelques bribes de conversation entre le personnage de l’Etudiante et Fanny, la protagoniste, étonnée pour ne pas dire interloquée par les propos dont elle n’avait pas le moindre soupçon :

« L’Etudiante : Comment faire pour être une féministe blanche qui respecte la lunette d’analyse intersectionnelle ? … Ce qu’il est important de comprendre c’est que l’intersectionnalité est une notion qui permet de réfléchir à la situation des femmes qui se trouvent à l’intersection de différentes oppressions… Une femme noire qui porte un voile Par exemple Va pas être discriminée de la même façon qu’une femme blanche de cinquante-cinq ans… »

A l’Université encore, Fanny fait la rencontre de Quelqu’un qui lui précise : « On se rend pas compte C’est la société qui nous a habitué(es) à être oppressé(es) Mais au fond il faut apprendre à dire non Non Oppression Non Oppression »

Plus tard, Fanny rend compte à son compagnon Dorian, surpris, d’une fête entre jeunes gens où elle s’est risquée : « Mon amour On a oublié ça Que danser c’est extraordinaire On a oublié ça C’était extraordinaire J’ai tellement Tellement Tellement Dansé On sautait partout Savais-tu ça que les filles pis les filles s’embrassent même si elles sont pas lesbiennes ? Les filles les gars Les gens Les non-binaires Sais-tu ce que ça veut dire non-binaire ? J’ai rencontré plein de belles personnes… »

« Le personnage de Fanny est une femme qui ne souffre pas tellement, mais qui s’aperçoit, au contact d’Alice, du décalage ahurissant entre la jeunesse et sa demie-vieillesse. Elle ne comprend pas tant le « nouveau » féminisme de sa locataire, ni son regard sur le monde et elle décide, à la place d’être en réaction, d’essayer de comprendre. Et ce pas, difficile, va la plonger en elle-même. Parce qu’il faut toujours accepter de se remettre en question. Parce que même si ce n’est pas confortable, il me semble que c’est la seule façon de laisser la vie entrer en soi pis par partout. Il me semble que c’est la seule façon de continuer à s’inscrire dans notre société », commente l’autrice Rébecca Déraspe.

La question serait alors pour l’autrice encore : « Qu’est-ce que ça change, vieillir, sur notre regard sur le monde ? Comment on réussit à arrimer nos convictions à celle d’une jeunesse qui respire mieux que nous, plus rapidement que nous ? Comment on fait pour s’inscrire dans tout ça ? Pour accueillir une pensée progressiste sans la détourner, sans la dénigrer, sans la juger ? Comment on fait pour accepter de transformer notre vision des choses ? Et si, au final, la réponse se trouvait dans la curiosité réelle, une curiosité réciproque entre toutes les générations. Je ne crois pas qu’il faille rompre avec notre Histoire, au contraire. Je crois qu’il faut qu’elle nous emplisse, cette Histoire, qu’elle change les paramètres de notre regard. Mais je crois aussi qu’il faut se laisser toucher par la nouvelle parole, une parole faite d’une vivacité nouvelle, une parole qui réfléchit autrement, qui trouve un sens qui puisse très souvent nous échapper. Et je crois qu’on peut se laisser transformer à tout jamais par les discours parfois confrontants d’une jeunesse debout.

Je ne suis pas très vieille. Je ne suis pas très jeune. J’ai 36 ans. Et déjà, je sens que l’espace s’élargit. Quand je sors dans les bars, mes repères sont condamnés à être fragilisés. Quand j’échange avec une personne non-binaire de vingt ans, je me sens usagée. C’est déjà présent ; les pensées progressistes vont plus vite que moi et je me surprends à réfléchir comme une adulte, une adulte qui fronce les sourcils devant une jeunesse immature. Et ça me fait peur. J’ai envie d’espérer que la vie soit toujours retentissante, que la curiosité ne se surmène jamais.

Un théâtre malicieux qui ne laisse pas indifférent, en prise avec les questions aiguës du temps.

Véronique Hotte

Fanny de Rébecca Déraspe, Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines – Tapuscrit N°146, 2020.