Les Petites Filles, texte et mise en scène de Marion Pellissier.

Les Petites Filles, texte et mise en scène de Marion Pellissier.

La petite fille traditionnelle est une enfant de sexe féminin jusqu’à l’âge nubile, une fillette, une gamine, une gosse, une « mignonne petite ». Selon le roman de la comtesse de Ségur, Les Petites Filles modèles, elles sont des poupées vivantes, plus ou moins porteuses de manières policées, jouant encore aux petites alors qu’elles sont prêtes à devenir grandes, si on leur marque de la considération, en faisant appel à la raison.

Le titre des Petites Filles de Marion Pellissier, une antiphrase moqueuse, ne correspond pas à l’imagerie attendue des tableaux académiques et paisibles dont les enfants jolis sont obéissants.

L’enfance – prouesse et menace – est un monde autre, le reflet parfois effrayant de l’adulte et non symbole d’innocence. Au romantisme succède la désillusion des enfants malfaisants, dénoncée par la tradition classique : il « naît chargé comme une bombe à fragmentation », portant « toute la crapulerie des générations précédentes… des grenades dégoupillées. » (B. Blier, Existe en blanc.)

Au XXI ème siècle, on déplore dans l’enfance l’héritage des générations porteuses de mal. L’enfant, considéré déjà au XIX ème siècle comme piégé par l’hérédité, est le réceptacle involontaire des passions, des préjugés, des fureurs adultes. En état provisoire, il est impertinent, passe de la privation de la parole à la destruction et à la dispersion de sa parole d’enfance.

Les petites filles de Marion Pelissier sont fanfaronnes, aimant jouer aux gendarmes et aux voleurs, représentant chacune une singularité, les tenantes d’une griffe particulière – la demande âcre et volontaire d’une reconnaissance existentielle et d’une place admise et accordée dans la société. Pour y parvenir, elles jouent du coude, rivalisent de coups bas et bousculent les codes de la bienséance : seul compte le rapport de pouvoir de l’une sur l’autre, de l’une sur toutes les autres, le désir d’en finir avec celle qui est considérée comme une concurrente, une ennemie, un danger.

La dernière arrivée est appréciée d’emblée comme la femme à abattre et elle ne doit pas résister.

Disputes, prises de bec, engueulades dans l’oubli de soi et des règles en société, le paysage humain qu’offre au regard ces Petites Filles – de jeunes femmes plus ou moins adolescentes – n’est guère réjouissant : têtes fortes, comportements brutaux et durs, verbe grossier et sans tenue.

L’une, un peu maladroite et nigaude, parle par dictons et expressions toutes faites non maîtrisées, inversées ou entremêlées – une belle dimension comique. L’autre veut être la cheffe et ne s’exprime qu’en fulminant, braillant et hurlant, sans la moindre considération de ses interlocutrices. 

D’autres encore sont davantage nuancées, formant duo ou bien trio avec leurs compagnes, jouant les petites filles des « puissantes », telle la figure de la mère – femme sensuelle et provocatrice.

Ces six femmes vivent ensemble, vêtues d’une même blouse bleue de pensionnat d’une époque révolue, dans un lieu indéfinissable dont la scénographie attire l’attention. L’avant-scène du plateau tient lieu de hall d’entrée, de long vestibule, séparé sur le lointain par les parois et les vitres transparentes de la cuisine et de la chambre attenantes, installées en quinconce à l’entrée d’une petite porte qui ouvre sur les deux territoires que se partagent les locataires, malgré elles. 

Ces deux pièces ne sont pas visibles directement, le regard n’y pénètre que grâce à la vidéo. A la construction du décor, Camille Burnod, à la vidéo Nicolas Doremus, Nicolas Comte, Florian Bardet, à la lumière Jazon Razoux, au son Thibault Lamy. Et aussi à la composition Jean-Baptiste Cognet.

Au début de la pièce, les jeunes femmes viennent toutes s’adresser au public, en rangée ordonnée, peu claires sur leur situation, hésitantes et emplies de doutes, n’autorisant pas que l’une ou l’autre prenne le dessus sur le groupe – parole ou pouvoir. En l’absence de quatrième mur, le public est présent, qui les regarde, comme obligé à une « surveillance » qu’il n’a pas demandée. 

Les spectateurs sont là, malgré eux, participant aux  « journées des visiteurs » pour regarder les protagonistes visiblement préparées à l’arrivée du public et expliquant tant bien que mal qu’elles s’adresseront à lui, toutes ensemble ou pas du tout. Un acte solidaire qui leur semble nécessaire.

Malgré cette promesse, chacune viendra trahir sa parole et s’entretenir en privé quelques instants avec les spectateurs qui l’écoutent sans jamais émettre eux-mêmes avis ou conseil, forcément. Celles-ci, en cachette des autres, tentent de se mettre en avant, comme par hasard. Dans ce jeu de masques, ces femmes Petites Filles, vont s’écorcher à vouloir saisir leur place dans la société.

Pour l’autrice et metteuse en scène Marion Pelissier, le spectacle correspond à un scénario d’anticipation dans lequel la durée des peines de prison n’existe plus. Ces six femmes sont enfermées dans une maison comme dans une prison autogérée, sans promesse de sortie, car les crimes ne sont pas punis par une durée d’emprisonnement mais un enfermement pur et simple.

Dans ce nouveau système carcéral, le peuple, selon la conceptrice, serait appelé à choisir celle qui est apte à réintégrer la société, lors de ces « journées de visiteurs », temps d’observation de ces détenues : une situation d’inconfort et d’effroi des protagonistes sollicitant l’attention du public

Ce groupe de jeunes filles ainsi sélectionnées dans un lieu clos est observé en permanence par des caméras de surveillance, en alternance avec la représentation théâtrale scénique. Est reconnaissable le dispositif élémentaire du cinéma, ou plus exactement de la télé-réalité qui enferme des personnages, acteurs ou pas, dans un cadre et un décor, le temps de prises longues.

Si ce n’est que les spectateurs semblent appelés à voter non pas pour exclure du jeu en cours l’une de ces femmes, mais pour choisir en échange celle qui pourrait prétendre à la liberté et s’enfuir de cet enfermement mortifère qui les frustre de pouvoir mener une vie « normale ».

La télé-réalité provoque une utilisation dénaturée de l’émotion dans un jeu approximatif et contrôlé, genre télévisuel suivant artificiellement, en feuilleton et par le biais de la fiction, les situations de la vie quotidienne ou ordinaire d’anonymes sélectionnés pour participer à une émission télévisuelle. 

Ici, l’ambiguïté prévaut entre une situation théâtrale classique de huis-clos avec vidéo et la possibilité d’y échapper via la télé-réalité qui emprunte également à la danse et à la chorale. Le jeu des comédiennes est parfois excessif puisqu’il s’agit de se mettre en valeur face aux visiteurs. Il est peut-être la métaphore des efforts démultipliés que les femmes nouent encore avec l’Autre – le public, l’homme -, sujet et objet de conquête individuelle et sociale et de rêve érotique.

Les comédiennes Charlotte Daquet, en alternance avec Carole Costantini, Jessica Jargot, Zoé Fauconnet, Julie Mejean, Savannah Rol, Marie Vires, ne ménagent pas leurs efforts, jouant le rôle qu’elles se sont approprié avec force et constance, des personnalités identifiables et attachantes.

Véronique Hotte

Présentation professionnelle du 7 avril au Théâtre Jean Vilar, 1 Place Jean Vilar 94400- Vitry-sur-Seine. Tournée 2021/2022 : du 30 novembre au 7 décembre au Hangar Théâtre à Montpellier. Le 9 décembre au Théâtre de Narbonne – Scène Nationale.