Je suis perdu, texte et mise en scène de Guillermo Pisani.

Crédit photo : Pauline Le Goff.

Je suis perdu, texte et mise en scène de Guillermo Pisani.

Le spectacle Je suis perdu de Guillermo Pisani s’emploie, dans une proposition scénique nuancée, à convoquer notre imaginaire entourant le migrant – nos représentations de celui-ci -, alors que nous, observateurs, obéissons souvent à la pitié et à la compassion pour un drame que l’autre vit douloureusement – le départ aléatoire, risqué et définitif de chez lui, ses proches, son pays.

On aimerait poser sur cette réalité le baume réparateur et illusoire d’une réponse déculpabilisante.

Les contextes d’origine des personnages de migrants sont l’Afghanistan, la Syrie et le Maroc.

Le jeu théâtral et la lumière étudiée prennent appui sur le corps présent et vivant des interprètes :

des acteurs engagés à la fois poétiquement et politiquement qui tentent d’appréhender la situation. Caroline Arrouas est vive, Arthur Igual fort de ses convictions cachées et Elsa Guedj malicieuse.

Les trois courtes pièces de Guillermo Pisani proposent trois variations autour de la représentation de l’étranger, trois manières de déjouer nos certitudes sur la possibilité de représenter l’autre.

Un homme hébergé chez une femme, un auteur invité à un festival d’artistes en exil, une brillante biologiste qui intègre une équipe du CNRS. Autant de situations concrètes, souvent empreintes d’ironie où la question se pose inévitablement de savoir qui nous sommes – migrant ou pas.

Si nous doutons de nos certitudes, notre regard pesant d’observateur sur « l’autre » correspond moins à une posture de surplomb; et une brèche s’ouvre comme une promesse de réciprocité.

Sont égrainées trois formes théâtrales différentes – menace, comédie et polar -, la capacité conflictuelle implicite que provoque la présence inhabituelle d’un étranger non-européen. Quel est ce trouble ? On ne sait non seulement qui est l’autre mais qui on est soi : une identité fictionnelle.

Pour la première pièce, le public fait la rencontre d’Asmat, demandeur d’asile plutôt sympa, et d’une jeune femme, Agathe, qui l’abrite, en attendant son rendez-vous à l’OFPRA. Asmat n’occupe pas la position d’obéissance attendue, sortant la nuit pour d’autres affaires supposées, peut-être terribles ou pas très claires. Agathe n’en essaie pas moins de l’aider à échafauder le récit de son histoire pour préparer son rendez-vous et obtenir ainsi un avis favorable à sa demande d’asile.

Sur le corps insondable du comédien, glissent les représentations d’Agathe et les nôtres.La représentation de l’étranger reste active et mouvante, et même si on a l’impression d’en savoir plus sur le migrant et sur sa situation, on ne connaît pas sa singularité. Que sait-il de nous ?

Arthur Igual répond à cet indécidable d’un jugement qu’on pourrait porter sur sa condition d’exilé. Besoin d’argent pour des dépenses occasionnelles qui nous échappent et qu’on ne définit pas. L’hôtesse Agathe, interprétée par la bonne volonté jouée de Caroline Arrouas – abnégation de soi, consentement au souhait de « l’autre », absence d’une curiosité qui serait mal-intentionnée – fait preuve d’une prévenance constante, d’efforts de tous les instants qu’on sent non récompensés. Or, il s’agit bien d’aider le migrant et de ne pas satisfaire à une vision de soi qui serait valorisante.

Pour la deuxième pièce, la directrice d’un lieu de théâtre accueille un auteur syrien et une metteuse en scène française pour un rendez-vous en vue d’un festival d’auteurs en exil. Or, l’auteur ne veut plus travailler sur Une Jeunesse à Holms, le texte fort qui a motivé son invitation et qui relève d’un passé de souffrances duquel il ne cherche qu’à s’échapper le plus loin possible.

En échange, il propose une pièce en cours d’écriture Les Deux Téléphones, un vaudeville cocasse racontant les déconvenues du Maire de Paris avec sa femme et sa maîtresse. La directrice ne voit pas comment intégrer cette autre pièce à son festival, et parvenir à un compromis semble difficile.

Or, la metteuse en scène – Elsa Guedj, facétieuse – aide l’auteur à créer sa pièce : ils répètent des scènes loufoques du vaudeville, en se penchant, cette fois-ci, sur la représentation d’un Français à la manière d’un Montesquieu qui fréquenterait les salons mondains d’une époque contemporaine.

Pour le troisième volet, Anbar, brillante biologiste marocaine – la même Elsa Guedj, énigmatique mais déterminée – intègre un laboratoire du CNRS. Son arrivée implique une réorganisation de l’équipe : la chef du laboratoire, ancienne directrice de thèse d’Anbar, privilégie le travail d’Anbar sur le développement des tumeurs dans des oeufs de poule, laissant de côté les autres projets.

On découvre, un matin, les oeufs d’Anbar écrasés : la petite communauté du laboratoire est ébranlée, d’autant plus que cet incident provoque des conséquences en chaîne. Arthur Igual est ici un chercheur collègue d’Anbar – malveillant ou plutôt bienveillant – et Caroline Arrouas est une chef de laboratoire impérieuse et trop sûre d’elle-même, tenace au-delà des suspicions et des doutes.

Les pièces s’enchaînent, l’interprète passant du rôle de migrant à celui antonyme d’autochtone.

Une façon de déstabiliser le regard construit sur l’autre et de décentrer les points de vue, soit une belle usure des convictions, depuis un jeu de perspectives décalées et une mise en miroir insolite. 

Je suis perdu permet d’avancer de concert avec « l’autre », sans autorité préétablie d’un jugement.

Véronique Hotte

Filage professionnel du 13 février 2021 et création en tout début de saison prochaine aux Plateaux Sauvages – Fabrique artistique, 5 rue des Plâtrières – Paris XXè.