La Loi de la gravité, texte d’Olivier Sylvestre (Editons Hamac, Québec), mise en scène de Cécile Backès, dès 11 ans.

Crédit photo : Simon Gosselin.

La Loi de la gravité, texte d’Olivier Sylvestre (Editons Hamac, Québec), mise en scène de Cécile Backès, dès 11 ans.

Cécile Backès, metteure en scène et directrice de la Comédie de Béthune, CDN Hauts-de-France, crée La loi de la gravité de l’auteur québécois Olivier Sylvestre. 

La question du genre se pose parfois à l’adolescence de façon très cruelle, une occasion scénique rêvée d’interroger et de mettre en question tous les préjugés.

« Fred (Frédéric) – D’abord, qu’est-ce que t’es ?

  Dom (Dominique)  – ça dépend des jours.

Un cactus, un oiseau.

Je veux pouvoir changer quand ça me tente, être l’un pis l’autre en même temps, ni l’un ni l’autre quand ça me tente plus pis m’habiller comme je veux. »

Cécile Backès, attentive aux écritures significatives qu’elle met en scène – Marguerite Duras, Annie Ernaux…-, a été interpelée par la langue québécoise et musicale d’Olivier Sylvestre et par la jeunesse de ses jeunes gens contemporains.

Dans les années 2020, on évoque d’emblée le « profil » de chacun sur les réseaux sociaux, à distinguer d’une « vraie vie » dans sa life, soit une dualité des données, métaphorique de l’intériorité des deux adolescents en souffrance – trouble expressif de l’ambiguïté de la fille/garçon ou du garçon/fille, justesse d’un regard instable.

Douze courtes séquences font apparaître Dom et Fred, deux jeunes élèves scolarisés qui traînent dans une zone indéterminée, Presque- La-Ville. 

L’une préfère sécher les cours d’abord, alors que le second serait plus assidu.

Chacun des deux hésite sur son genre, explore les jeux à jouer pour être fille ou garçon, et laisse paraître son malaise, ses doutes et incertitudes. Et s’il ne fallait pas obligatoirement choisir entre les deux pour chercher finalement le non-binaire ? Etre l’un et l’autre à la fois, ou bien l’un puis l’autre, ce sera selon l’humeur du moment.

L’auteur évoque la non-binarité comme l’un des derniers tabous, à travers une histoire d’amitié, de complicité et de confidences qui aident à tenir debout et à oser affronter le monde ensemble et non plus seul, à marcher vers lui, précise Cécile Backès. On n’accepte tout simplement pas que quelqu’un soit « entre les deux ».

La Loi de la gravité propose un théâtre où ce qui est énoncé devient possible, du moment qu’on le profère. Par le récit, le dialogue ou la voix intérieure.

Tenter de passer le pont qui relie la Presque-Ville à La Grande Ville, un vrai projet.

Les deux acteurs – Marion Verstraeten qui joue Dom et Ulysse Bosshard Fred – correspondent exactement à la justesse de cette confusion de genre assumée. 

Autant l’une paraît décidée, porteuse d’une belle colère rebelle éloquente, autant l’autre semble disposer d’une conscience de soi et des autres plus intériorisée.

Or, tout cela n’est que fantômes et fantasmes, l’un et l’autre éprouvent une même difficulté à communiquer avec leurs semblables, qui ne se ressentent pas différents.

Autour d’eux, dans un espace situé à la lisière de Presque-La-Ville et de la Grande Ville, les oiseaux tournent et le vent se lève, selon une nature intensément présente.

A chaque fois que Dom fait un pas, il lui semble que La Ville s’éloigne. Pourtant, elle a rencontré une autre élève, sans lendemain. Quant à Fred dont la mère est décédée, il souffre, et consent parfois à ce que Dom le maquille. Il a mal à l’âme : il faut qu’il « décrisse » : la langue québécoise est savoureuse. 

Est reconnaissable la voix universelle de qui se pose la question du genre et des stéréotypes concernant le genre, ainsi le dernier roman de Camille Laurens, Fille.

Aussi Fred fait-il ce commentaire douloureux et clairvoyant sur ses sensations :

« Tous les jours… y a un comédien qui prend possession de mon corps, il est là, il est tout le temps là, c’est un gars qui joue au gars, qui essaie d’être plus grand, plus fort, plus viril, qui aime tout ce que les gars aiment, qui se prend une voix grave… »

La mise en scène de Cécile Backès est joyeuse et lumineuse au possible, apte à détecter dans sa direction d’acteurs la force propre à ces figures juvéniles joliment peintes, pleines à la fois de niaque et de réserve, de quant à soi et d’ouverture.

Le jeu de Marion Verstraeten pour Dom est inénarrable tant le rôle lui colle à la peau, vive et imprévisible, tant du côté de la haine ou de la hargne que de l’émotion celée.

Quant à Fred qu’incarne Ulysse Bosshard, il représente la face solaire de ce couple improbable, si on estime que Dom en est la face ténébreuse et mystérieuse : l’un et l’autre tissent entre eux une toile solide de correspondance éthique et esthétique.

Justesse, précaution et attention, ils multiplient les égards mutuels et réciproques. 

Leur salle de bal est plutôt bien agencée dans la scénographie de Marc Lainé et Anouk Maugein, un échafaudage à un étage – une sorte de coursive dominant les eaux avec ses barrières de métal qui simulent le parapet du fameux pont à franchir.

Des escaliers des deux côtés, des parois ou volets qui ouvrent et ferment l’espace, telles des fenêtres d’immeubles avec ses centres d’achat, ses cinémas. Des espaces muraux peints, tagués et colorés, propres à nos espaces urbains d’aujourd’hui.

Les interprètes n’en finissent pas de monter et descendre, de se poser à peine sur un chemin de cailloux de Petits Poucets enfantins, dessinant une courbe mouvante.

Au bas du pont, entre ses piles, en alternance le musicien Arnaud Biscay ou la musicienne Héloïse Devilly qui dispense ses bruits d’ambiance – cris des oiseaux, souffle du vent, feuillages en mouvement et bruits incertains d’une nuit insaisissable. 

Le musicien ou  la musicienne n’hésite pas à monter sur l’entrée du pont quand les protagonistes descendent du panorama pour se rapprocher en bas de leur douleur.

Et la liberté qu’ils portent en eux rappelle les droits mis enfin au jour des Premières Nations et Inuit, comprenant au Québec cinquante communautés autochtones, des figures métaphoriques, emplumées et magnifiques de l’entre-deux de tous les temps.

Un joyaux scénique scintillant d’éclats noirs mélancoliques et de lumières joyeuses.

Véronique Hotte

Le Palace – Comédie de Béthune – CDN des Hauts-de-France, du 1er jusqu’au 9 octobre à 20h, et aussi le 9 octobre à 14h30 et le 10 octobre à 18h30. Reprise du 24 au 27 novembre à 20h, le 27 novembre à 14h30. Tél : 03 21 63 29 19.

Théâtre de Sartrouville – CDN Yvelines, du 17 au 20 novembre. Comédie de Saint-Etienne – CDN, du 1erau 3 décembre. Scènes du Golfe, Théâtres Arradon-Vannes, les 17 et 18 décembre.