The Way She Dies, texte de Tiago Rodrigues librement inspiré d’Anna Karénine de Léon Tolstoï (Sa façon de mourir – Les Solitaires intempestifs), de et avec Isabel Abreu, Pedro Gil, Jolente de Keersmaeker, Frank Vercruyssen.

Crédit photo : Filipe Ferreira.

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The Way She Dies, texte de Tiago Rodrigues librement inspiré d’Anna Karénine de Léon Tolstoï (Sa façon de mourir – Les Solitaires intempestifs), de et avec Isabel Abreu, Pedro Gil, Jolente de Keersmaeker, Frank Vercruyssen– spectacle en français, portugais, néerlandais, sur-titré en français -, en co-réalisation avec le Festival d’Automne à Paris.

Compagnons de route depuis une vingtaine d’années, le collectif tg STAN et l’auteur et metteur en scène Tiago Rodrigues, directeur du Teatro Nacional D. Maria II de Lisbonne, apprécient les mêmes textes littéraires et la même liberté scénique.

Avec The Way She Dies, ils revisitent l’histoire mythique d’Anna Karénine, l’héroïne passionnée et tragique de Tolstoï, se demandant si un livre peut transformer une vie.

Un beau questionnement sur les pouvoirs quotidiens de la littérature, comme sur la passion amoureuse, à travers non plus un roman qui représenterait la vie, mais qui est bien la vie, la vie intérieure de l’âme et du cœur – ne serait-ce qu’à travers les sensations répertoriées par la Anna Karénine néerlandaise, Jolente de Keersmaeker.

L’Anversoise alerte déroule par la négative les états de celle dont l’amour s’est érodé au fil des ans, auprès de celui qu’elle a certes aimé, mais n’aime plus désormais.

Disparition des battements de cœur, des sensations de peur et de plaisir, d’attente lancinante, de crainte d’être oubliée, négligée, abandonnée, insuffisamment prisée.

Palpitations et frémissements, l’empressement du sang circule dans un corps à vif.

L’ex-aimé n’est autre que Frank Vercruyssen, paisible, qui ne dit mot, répète n’avoir rien à dire. En échange, il lit patiemment Anna Karénine, le livre de sa défunte mère :

« Le seul héritage que tu m’as laissé a été ce livre. La seule chose qui m’appartient véritablement pèse 490 grammes. Le reste ne m’appartient pas… Les autres livres sont sur l’étagère comme des briques dans un mur. Ce sont des choses. Ce livre n’est pas une chose. C’est quelqu’un. » (Sa façon de mourir, Tiago Rodrigues – Les Solitaires intempestifs).

Paru en 1877 en feuilleton dans Le Messager russe, le roman de Tolstoï pénètre les mystères féminins de l’amour, sondant les profondeurs du cœur, analysant le « mécanisme » et le jeu des passions qui provoquent l’égarement de la « victime ».

L’amoureuse pourtant ne cesse, à sa façon, de raisonner dans la souffrance en vue de l’avenir – survie, salut et changement de cap avec tous les risques encourus.

« Toutes les familles heureuses se ressemblent ; mais les familles malheureuses le sont chacune à leur façon », répète l’élégante Isabel Abreu, l’héroïne non plus russe ni anversoise mais lisboète, apprenant le français avec le roman russe – remarque ironique de l’aimé de jadis, époux interprété par la fougue juvénile de Pedro Gil.

Et l’invention dramaturgique de The Way She Dies tient à ce que les couples anversois et lisboètes se désarticulent pour se croiser mutuellement et se rencontrer, les Anna anversoise et lisboète choisissant pour amant l’époux de l’autre.

Aussi Frank Vercruyssen se retrouve-t-il l’amant empressé de la Karénine de Lisbonne tandis que Pedro Gil devient l’amant décidé de Jolente de Keersmaeker, figure joliment ardente, questionnant toujours les possibilités d’ouverture et d’avenir.

Un joli chassé-croisé astucieux et séducteur entre les rôles, les langues d’origine et les langues acquises – portugais, flamand, français – et leur traduction, alors que les duos se désunissent et se recomposent pour la scène suivante, s’habillant à vue, sous une musique de jazz qui entretient au loin la chaleur implicite des sentiments.

Les comédiens interprètent leur rôle justement, sincères, libres, ouverts au jeu – une marque de confiance dans les mots et dans l’être-là, à la fois à l’art et au monde.

Une machine de bois à souffler – vent et flocons de neige – restitue la belle Russie, qu’on soit dans le froid de l’hiver de la gare de Moscou ou dans les grands espaces.

La passion coupable d’Anna fait l’expérience des humiliations et des déboires mais l’éveil à sa conscience existentielle n’en est que plus vif. Après s’être jetée sous la roue du deuxième wagon, voulant se relever, terrifiée, elle est tombée à genoux alors qu’un éclair la submerge, au-delà des misères, tromperies, souffrances et douleurs :

« Et la lumière qui éclairait Anna … brilla d’un éclat plus vif que jamais, illumina tout ce qui auparavant, n’était que ténèbres, puis commença à faiblir et s’éteignit pour toujours. »

The Way She Dies est un moment de théâtre aux beaux éclairs scéniques éloquents.

Véronique Hotte

Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette 75011 – Paris, du 11 septembre au 6 octobre à 20h, dimanche à 17h, relâches les 16, 17, 23, 24 et 30 septembre. Tél : 01 43 57 42 14.