Les Chaises de Eugène Ionesco (Ed. Gallimard – collection Folio Théâtre), mise en scène de Bernard Lévy

Crédit photo : Régis-Durand De Girard

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Les Chaises de Eugène Ionesco (Ed. Gallimard – collection Folio Théâtre), mise en scène de Bernard Lévy

 La vieillesse – mémoire défaillante, solitude et désarroi d’une mort à entrevoir -, le sujet est d’actualité, d’autant que la population vieillit et que manquent les EPHAD.

Toujours, la nostalgie de l’enfance qui ignorait la peur de la déchéance et la mort. Restent le besoin de tendresse et de protection, les remords et l’angoisse, la peur de l’abandon, chacun son tour : « J’ai laissé ma mère mourir toute seule dans un fossé. (…) Les fils, toujours, abandonnent leur mère, tuent plus ou moins leur père. »

Au fil du temps, la parole est insignifiante, et dérisoires sont les relations sociales.

Le drame dans Les Chaises (1952) de Ionesco tient à la présence croissante de ces sièges –  les véritables protagonistes de la pièce -, qui envahissent la scène peu à peu sans que nul n’en fasse quelque usage puisqu’il n’y a personne, sinon l’absence.

Un couple âgé rêve et va jusqu’à vivre cette prolifération de chaises comme l’exacte correspondance avec l’arrivée supposée d’invités distincts au cours de leur soirée.

Des gens d’importance sont attendus, dont un orateur, porteur d’un message essentiel – qui ne sera jamais délivré, du fait qu’il n’est rien moins que sourd-muet.

La pièce est considérée comme le chef-d’œuvre de Ionesco, entre répétition de mots, obsessions sociales, d’un côté : Sémiramis, l’épouse du Vieux, ne cesse de lui rappeler que s’il avait eu plus d’ambition, il aurait pu devenir président-chef ou roi-chef, alors qu’il n’est que Maréchal des Logis, c’est-à-dire concierge – ce qui lui suffit.

Et de l’autre, la prolifération temporelle des objets, des choses inusitées et accumulées : une vision anticipée de la mise à mal de notre planète rivée au rebut.

Le Vieux et la Vieille vivent seuls dans une maison, sur une île, avec pour tout trésor, un amour fidèle. Lui est penseur et écrivain – il accumule avec soin et range, par piles, sur le sol, ses journaux littéraires, dans la mise en scène rigoureuse et amusée de Bernard Lévy, entre ironie moqueuse, autodérision et attendrissement salutaire.

Le petit appartement est enfermé, telle une vitrine – trois parois transparentes font clôture, où les moindres faits et gestes sont à vue -, soit un habitat des années 1960/1970, investi de mots vides et de chaises inutiles. Les « murs circulaires » encastrent les Vieux, cernés, de nuit, par « une eau qui croupit » – songe insulaire.

Le Vieux a ainsi, en fin de vie, un message à livrer à l’humanité ; il en a convoqué les meilleurs représentants pour une soirée historique. Les invités arrivent, un à un,  matérialisés par des chaises vides, sans nul occupant – ni vivant ni mort, absent :

Tous les personnages, propriétaires et savants, sont-ils convoqués ?, demande la Vieille : « Les gardiens ? Les évêques ? Les chimistes ? Les chaudronniers ? Les violonistes ? Les délégués ? Les présidents ? Les policiers ? Les marchands ? Les bâtiments ? Les porte-plume ? Les chromosomes ? »

 Au milieu de ces fantômes invisibles, l’Empereur lui-même arrive que les Vieux ne pourront approcher, inaccessible, tant les chaises échafaudent un mur d’obstacles.

Le Vieux et la Vieille sont séparés, obligés à quitter les lieux et la vie – tragédie.

La solitude existentielle manifeste sa douleur dans l’absence : les Vieux dialoguent avec des figures inexistantes –  palpable est le silence, l’impossibilité de se parler.

Douleurs, chagrins, sentiment de l’échec, la condition humaine est condamnée.

Thierry Bosc et Emmanuelle Grangé forment un beau duo scénique, jouant la farce tragique en marionnettes humaines, des personnages grotesques et pleins d’humanité dont le goût de vivre n’est jamais entamé, ni l’espérance en alerte.

Ces Vieux-là rejettent implicitement toute idée d’érosion de leur présence au monde, si modeste soit-elle, incarnant avec facétie et vivacité leur figure burlesque, tonique et décalée, ancrée dans un même désir, mutuel et réciproque, d’une proximité sensible.

Véronique Hotte

Théâtre de l’Aquarium, L Cartoucherie, route du Champ-de-Manœuvre 75012 Paris, du 19 mars au 14 avril, du mardi au samedi 20h, dimanche 16h. Tél : 01 43 74 99 61. La Manufacture – Centre dramatique national, Nancy, du 24 au 27 avril.