Le Traitement de Martin Crimp, traduit de l’anglais Elisabeth Angel-Perez, (L’Arche Editeur), précédé de Messager de l’amour de Martin Crimp, traduit de l’anglais Christophe et Michelle Pellet, (texte inédit), mise en scène Rémy Barché

Crédit photo : Marthe Lemelle

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Le Traitement de Martin Crimp, traduit de l’anglais Elisabeth Angel-Perez, (L’Arche Editeur), précédé de Messager de l’amour de Martin Crimp, traduit de l’anglais Christophe et Michelle Pellet, (texte inédit), mise en scène Rémy Barché

Traitement de sens divers : le traitement de soins médicaux, les bons ou les mauvais traitements de tel sur une telle, le traitement de texte, le traitement – terme technique d’un récit découpé en scènes -, soit l’étape précise d’un scénario de cinéma.

La dernière signification concerne particulièrement Le Traitement (1993) de Martin Crimp, l’histoire de Jennifer et Andrew, couple de producteurs de films en quête de fiction. Leur rencontre avec Anne, jeune femme abusée moralement par son mari, et qui écrit, fera de son récit à elle le leur, un succès où Anne est réduite à une ombre.

Amoureux et pervers, Andrew dit à Anne : « … les mots ne peuvent pas nous lâcher, Anne, il n’y a que nous qui pouvons lâcher », l’art étant forcément plus fort que la vie.

Si le texte de l’énigmatique Anne intéresse par son « mal-traitement » d’épouse de Simon, les producteurs cyniques suivent leurs intérêts financiers et lui ajoutent un attrait purement accrocheur et vendeur. S’emmêlent des récits-gigognes : des images voyeuristes du texte de Clifford, écrivain plus âgé qui vend à la brocante sa vaisselle dépareillée, sont glissées dans celui d’Anne, lequel est encore remanié par John, l’acteur et responsable artistique et financier qui privilégie l’enjeu commercial.

En tant que réflexion sur l’art, la pièce s’apparente à une construction de théâtre dans le théâtre, une mise en abyme sans fin, car l’histoire qu’on tient n’est pas celle que l’on croit, d’autant que la vidéo est présente sur le plateau, et que les images ciné de la ville de New-York défilent – réalité urbaine multiple avec ses avenues, ses séquences lumineuses de voitures, ses buildings, son havre de paix de Central Park.

Images de la ville – vision majestueuse et dominante au-dessus de l’enceinte rectangulaire de Central Park, Anne y vient prendre la mesure d’une nature vivifiante.

Au loin, les érections violentes et viriles des buildings et des tours d’immeubles.

L’errance existentielle d’Anne va çà et là, suivant une exaltation esthétique et passionnelle pour la ville qu’elle arpente. Grâce au cinéma, les images fascinantes de New-York pénètrent le théâtre sur la scène et jusqu’au scénario final du film,

Conscience est prise d’un monde actif et dense, protecteur et menaçant, amical et hostile pour une humanité post-moderne désespérément encline à la solitude et l’isolement. Le chauffeur de taxi est un repère humain ultime pour les esseulés.

Amour et haine de la ville, la grande métropole provoque hommages et invectives, une impression d’engloutissement en même temps que d’intérêt pour une terre démesurée – sensations enivrantes de force, d’espace et de distances immenses.

Sur le plateau de théâtre, les scènes se succèdent – restaurant japonais et déco vidéo de fleurs de lotus, bureau design des producteurs, appartement luxueux, cuisine modeste, habitacle du taxi new-yorkais conduit par un afro-américain aveugle – : les mini –plateaux de ces situations diverses glissent silencieusement sur la scène, tel un ballet feutré que manipulent avec tact les techniciens dans le noir.

Pour Martin Crimp, le dysfonctionnement social transforme l’individu en objet de consommation. L’univers sordide des producteurs de films new-yorkais conduit Anne, venue vendre son histoire, à se faire déposséder de sa vie, vie qu’Andrew convoite.

Libre, elle revendique, face à celui-ci qui la harcèle, le retour chez son mari : « Avant je mourais d’envie de sortir. Mon rêve, c’était de passer cette porte. Mais maintenant je vois comme j’avais tort et comme il avait raison de me garder dedans.»

Comment comprendre les contradictions du monde post-industriel – un matérialisme sans retenue qui appauvrit la conscience -, et lutter contre ces maux du temps – recul du spirituel, retour de la religion, terrorisme de la technique, faillite de la mythologie progressiste des Lumières, et assister encore à l’érosion des liens sociaux, des sentiments de partage et d’échange, jugés archaïques et rétrogrades ?

En introduction au spectacle du Traitement, Suzanne Aubert déclame le monologue de la femme du Messager de l’amour de Martin Crimp, dont la situation est similaire à celle de la Anne du Traitement – la femme seule et enfermée chez elle, raconte son attente de l’homme aimé qui surgit, différent, selon les bons ou les mauvais jours : une actrice de cinéma encore qui répète face à un directeur autoritaire.

La jeune femme est pourtant en position de déesse installée au-dessus de la scène et dominant le public dans le noir, tandis qu’elle est juchée – le visage et le corps assis dans une aura de lumière sur un siège étrangement élevé dans les hauteurs.

La jeune femme assume pleinement cette solitude et cette exclusion, soumise volontairement au bon-vouloir de l’autre. Scène étrange de « mal-traitement » répété.

Les acteurs sont là – ici et maintenant – engagés scéniquement au plus fort de leur présence et de leur souffle vif, Emil Abossolo – Mbo, Baptiste Amann, Suzanne Aubert, Pierre Baux, Thierry Bosc, Victoire Du Bois et Catherine Mouchet.

Un spectacle expressif de Rémy Barché, tant par son esthétique – écriture, théâtre et cinéma, le passage d’un art à l’autre – que par son éthique éloquente sur la perte existentielle.

Véronique Hotte

Théâtre de la Ville – Les Abbesses 31 rue des Abbesses 75018, du 8 au 23 février 2018. Tél : 01 42 74 22 77