Les Soldats d’après Lenz, suivi de Lenz d’après Büchner, mise en scène d’Anne-Laure Liégeois

Photo : Christophe Raynaud de Lage

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Les Soldats d’après Lenz, suivi de Lenz d’après Büchner, traduction et adaptation Les Soldats de Anne-Laure Liégeois, en collaboration avec Jean Lacoste, traduction Lenz de Anne-Laure Liégeois, mise en scène d’Anne-Laure Liégeois

Dans un monde malade, la vie est une hantise : « Le moindre tressaillement de douleur bouleverse l’univers de fond en comble. » Le drame des Soldats (1776) de Lenz et de la nouvelle Lenz (1835) de Büchner est celui du sentiment de solitude.

La « dramaturgie de l’irrémédiable » concerne à la fois Les Soldats et Lenz, deux œuvres posées en miroir dans l’adaptation et la mise en scène d’Anne-Laure Liégeois, créées à la Maison de la Culture d’Amiens. Le spectacle en diptyque – la seconde œuvre dans une résonance inversée de la première – impose sa rage éloquente d’autant que Lenz de la pièce éponyme analyse un drôle d’état du monde.

L’être est-il réduit à sa part animale ou à des exigences plus élevées ? Observons l’état d’une société et la condition féminine, en particulier, avec Les Soldats de Lenz.

Le soldat dans sa caserne pouvait offrir, fin XVIII é et début XIX é, une image culturelle méliorative dans une société de temps de paix. Jeune, remuant, querelleur, buveur, dépensier, le soldat profite d’une liberté que ne s’autorisent pas les civils.

Et ici et là aujourd’hui, dans le bruit et la fanfare, défilent les soldats, fournissant aux fantasmes un matériau spectaculaire comparable aux stades des joueurs de foot contemporains. Visions colorées, mouvements réglés de performances gestuelles et musicales, les défilés suscitent des sentiments « patriotiques » et des identifications de puissance virile chez les mâles et de satisfactions érotiques pour les femmes.

L’idéologie militariste propose aux enfants mâles des jeux de soldats – panoplie, uniforme et vidéo -, sans oublier la panoplie américaine du GI amoureux de Barbie.

Or, les soldats tuent et violent, hier comme aujourd’hui, pas très loin d’ici et ailleurs.

Sur la scène, les soldats d’Anne –Laure Liégeois ne sont ni complaisants ni caricaturaux : leur image est éloignée du m’as-tu-vu des uniformes militaires.

C’est que ce titre Les Soldats pourrait tout autant désigner Les Hommes, tant la comparaison est éloquente entre le monde viril et dur de la masculinité face à une société féminine fragilisée – désavouée, dégradée, à peine existante.

Le mâle décide royalement, obtempère et se sert, tandis que la femme – l’obligée d’un partenaire imposé – est réduite à consentir aux requêtes viriles de celui-ci.

La femme n’a pas voix au chapitre. Si on abuse d’elle – objet de désir -, c’est parce qu’elle n’oppose prétendument ni défense ni résistance. Les deux variations féminines qui occupent l’imaginaire masculin – l’épouse et la putain – ne coexistent.

Marie répond au rêve enfantin de son père bourgeois qui aimerait la voir princesse.

Aussi le père la pousse-t-il dans les bras d’un baron jeune et déjà frelaté – un soldat qui ne pense qu’à s’amuser aux dépens des filles roturières, des promesses de plaisir.

Ni le père ni la mère de Marie n’ont suffisamment préparé leur cadette au monde et à son principe de réalité qui régit toute vie et fait que l’on ne passe pas d’une classe sociale à une autre aussi aisément qu’on le rêverait, en toute légitimité existentielle.

Humiliations, abus d’autorité, vexations et brimades, la liste est longue des privations des soins affectifs. Enfermée dans la dépendance paternelle, Marie ignore ses droits.

Elle est initiée au théâtre et à ses spectacles et prend plaisir à la vie, par hasard.

Poupées de cire et poupées de son, les filles, femmes, sœurs et mères ne sont que des marionnettes que les hommes manipulent et articulent à souhait- des effigies de carnaval dont des groupes de fêtards s’amusent à volonté, ad vitam aeternamMémoire de fille (2016) de Annie Ernaux est une œuvre qui l’atteste encore.

La mise en scène d’Anne-Laure Liégeois éclaire subtilement l’isolement féminin face au collectif des hommes. Qu’ils soient soldats, capitaine, sergent-major, commandant, officiers ou sentinelles, ils se comprennent d’instinct, assassins complices de proies faciles avant de revenir eux-mêmes dans le giron maternel.

Chœurs d’hommes sur le plateau, les jeunes gens en tenue classique de bureau fanfaronnent et s’animent, assis, debout et en mouvement, invectivant la femme pour paraître plus durs encore et plus « hommes », à côté de leurs pairs – spectateurs et spectatrices.

La femme est le plus souvent seule face à la communauté des mâles, entourée à peine d’une sœur, d’une mère et d’un père incapables, d’une amie – tous maladroits.

Deux niveaux scénographiques se dessinent, le théâtre sur le plateau avec fauteuils rouges de loge et au-dessus une galerie avec gradins et chaises – un face à face avec le public, un rapport bi-frontal entre personnages, comédiens et spectateurs.

Le spectacle – fanfare à la Karl Valentin, divertissements de cabaret d’époque, théâtre dans le théâtre avec un portant qui se déplace sur roulettes tel un cadre transparent grandeur nature de portraits animés de personnages en pied -, scènes comiques mimées qui révèlent la tragédie qui va se jouer, perruques féminines et robes du XVIII é siècle – génère des images inventives, éblouissantes et cruelles.

Le parler est à peine moins cru que les actes accomplis sur le plateau – foyer parental, lit, bal de jeunes gens -, les couples génèrent des violences et des viols à peine déguisés, une danse où les filles sont outragées et bafouées à la vue de tous –réalité récemment condamnée, basculant nouvellement dans le no politically correct.

Saluons les jeunes comédiens qui tous règlent leur partition au cordeau, et le talent des anciens, Olivier Dutilloy, Isabelle Gardien, Didier Sauvegrain, Agnès Sourdillon.

Révolte et nihilisme, l’œuvre de Büchner balance entre l’intellectualisme romantique et critique de Léonce et Lena et la littérature brute et nue du fait divers de Woyzeck.

Et Lenz est à mi-chemin romantique entre ces deux pôles – nouvelle dont le matériau est un sentiment à la fois de désolation et de beauté étrange, entre la naïveté collant au réel et la précision clinique du journal, passant aussi par le monologue intérieur.

Voix mêlées du narrateur, de Lenz et du pasteur Oberlin, les paroles s’entrecroisent. Les acteurs – Olivier Dutilloy, pénétré passionnément par les mots de Büchner, et Agnès Sourdillon qui les fait danser en l’air, bras aériens et mains blanches levées -, dévoilent les errances nocturnes du héros, ses talents figuratifs de peintre paysager.

Les impressions de Lenz devant la nature composent son existence : le narrateur décrit cette nature à travers un regard de transfiguration, comme une projection de son « moi », le monde extérieur vacillant entre l’état de repos et l’hallucination.

Une écriture à la prose poétique foisonnante et paradoxalement pure et élémentaire.

Lenz, enclin à la folie et à poursuivre de près la mort, est obsédé par l’étrangeté du monde, il finit en étranger au monde et aux autres :  » Ainsi se laissa-t-il vivre… »

Inadaptation existentielle de Lenz, et celle des femmes de condition moindre dans un monde hiérarchisé : force révélatrice de la nature d’un côté, et du théâtre, de l’autre.

Véronique Hotte

Maison de la Culture d’Amiens, du 9 au 12 janvier.                                             Théâtre 71 – Scène nationale de Malakoff, du 23 janvier au 2 février. Le Grand T – Théâtre de Loire-Atlantique, du 6 au 10 février. Le Volcan – Scène nationale du Havre, les 13 et 14 février. Mars – Mons Arts de la Scène, le 20 février. Les 3T – Scène conventionnée de Châtellerault, le 3 mars. Le Cratère – Scène nationale d’Alès, les 7 et 8 mars. Théâtre de l’Union – CDN du Limousin, du 20 au 22 mars. Théâtre Dijon Bourgogne – CDN, du 27 au 29 mars.