Les Trois Sœurs, un spectacle de Simon Stone, artiste associé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, d’après Les Trois Sœurs de Anton Tchékhov

Crédit photo : Thierry Depagne

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Les Trois Sœurs, un spectacle de Simon Stone, artiste associé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, d’après Les Trois Sœurs de Anton Tchékhov, traduction française Robin Ormond.

 Le drame des Trois Sœurs de Tchékhov serait l’emblème d’une Russie au bord du gouffre dans une fin de siècle en proie à la détresse. Revisité par Simon Stone, il devient l’emblème d’une Europe – avec sa perspective occidentale américaine – qui perd ses valeurs, en désarroi face à un Donald Trump président des Etats-Unis.

Olga, Macha et Irina, ces trois sœurs-là, ont un rêve – aller plutôt à New-York.

Le cours de leur vie est changé pour un temps quand une bande d’amis surgit dans la maison de famille pour fêter l’anniversaire de la plus jeune.

La villégiature accueille à l’acte suivant les préparatifs aux festivités de Noël, tandis que Natacha, l’épouse d’André, le frère trop faible, conquiert peu à peu sa place dans l’espace physique. L’espace symbolique ne relève que des seules sœurs.

La mélancolique Macha mariée en pince pourtant pour un voisin dont l’épouse dépressive est en charge d’enfants. Olga trouve, de son côté, un regain éternel d’énergie, elle accompagne ses sœurs et ses amis, prenant en charge tous les soucis, à la façon de Tchékhov, resté présent longtemps auprès de ses frères.

Irina, plutôt joyeuse, se fiance à un ami, heureuse de sentir ainsi l’orée de sa vie.

La demeure chère à tous finira par être vendue, suite aux pertes de jeu du frère divorcé dont l’ex-épouse vindicative rachète la maison.

Une once de Cerisaie et beaucoup de « vie contemporaine », selon l’expression même de Tchékhov, ont glissé dans ces toniques Trois Sœurs de Simon Stone.

Dans une maison moderne qui tourne sur elle-même, haute et lumineuse à deux étages, toutes portes vitrées béantes ou bien fermées, montées largement sur l’extérieur – soit l’occasion pour le public de regarder à loisir l’activité d’un intérieur, façon La Vie mode d’emploi de Pérec -, de jeunes gens d’aujourd’hui bruyants et bavards, d’autres silencieux investissent les lieux, montant et descendant tel escalier, cuisinant, buvant un verre, ou rangeant des cartons de déménagement au moment de la vente de la maison.

Leurs codes sont partagés sous les yeux du public amusé : internet, applications, tweeter et réseaux sociaux, la numérisation collective s’en donne à cœur joie. Consommation d’ecstasy, de drogues diverses et d’alcool, voyages à Berlin ou d’autres capitales européennes pour un week-end de jeunes bobos branchés.

Dans un autre registre, la vie sexuelle de chacun est révélée sans ambages. Un ami moqueur raconte dans l’humour sa nuit précédente avec deux jeunes gens : épuisement des lendemains matins dans les douleurs cruelles de l’arrière-train.

Ne sont pas cités ici les comédiens/nes, tous mobiles et intensément présents.

Ainsi parle-t-on dans ces Trois Sœurs fanfaronnes : la constellation du groupe sur scène est occupée à parler de choses quotidiennes, absurdes et magnifiques. Le spectateur est convié à affronter les problèmes de ces jeunes et moins jeunes, naturellement conduit lui-même à éprouver un empathie pour ces autres si vrais.

La position du public consiste à entrer, comme par effraction, dans la connaissance et dans le partage observé puis reconnu des faiblesses et petitesses intimes existentielles des personnages, sans nul jugement moral. Résister et ne pas relâcher sa volonté, un combat pour la vie et la survie dans le lien nécessaire avec les autres. Méditer ou parler de choses futiles participe aussi d’une solitude enfin distraite.

« Pour écrire sur la nostalgie, il faut être fixé, ancré quelque part, il faut donc qu’il y ait quelque chose qui vous tienne à distance de l’objet du désir », précise le metteur en scène qui trouve un nouvel ancrage de la pièce dans le temps qui s’écoule.

Une façon de tirer parti du temps en provoquant des émotions amples et intenses.

Lors de ces pauses, vacances, événements festifs et déménagement préparatoire, les êtres ont le loisir obligé de faire retour sur soi, croisant les autres sur leur route, acceptant la vie présente qui va, tout en posant encore sur celle-ci un regard critique.

Tel est le constat tchékhovien : « O mon dieu ! Le temps passera et nous partirons pour l’éternité, on nous oubliera, on oubliera nos visages, nos voix, combien même nous étions, mais nos souffrances se transformeront en joie pour ceux qui vivront après nous, le bonheur et la paix s’installeront sur la terre et ceux qui nous remplaceront parleront de nous avec bonté et béniront ceux qui vivent à présent. »

Le sentiment fort et vif à la fois merveilleux et craintif de la douceur amère d’être au monde entretient la mélancolie – répétitions poétiques et variations. La scène et la salle vibrent en même temps de ces mêmes flux et reflux de vagues de lyrisme qui déferlent sur le rivage scénique et envoûtent le public séduit jusqu’au drame final.

Un voyage à l’intérieur de la constellation des existences du temps présent.

Véronique Hotte

Odéon-Théâtre de l’Europe place de l’Odéon 75006, du 10 novembre au 22 décembre. Tél : 01 44 85 40 40

TNP Villeurbanne, du 8 au 17 janvier.

Teatro Stabile Turin, du 23 au 26 janvier.

De Singel Anvers, du 1er au 3 février.

Le Quai Angers, les 16 et 17 février.