
2 – Rivage à l’abandon, Médée-Matériau, Paysage avec Argonautes de Heiner Müller, traduction Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger (édit. Minuit), mise en scène Matthias Langhoff, en collaboration avec Véronique Appel, scénographie et création costumes Catherine Rankl, peinture Catherine Rankl, Eric Gazille, création perruques-maquillages Cécile Kretschmar, création lumière et régie lumière Laurent Bénard, Olivier Allemagne. Avec Claudio Codemo, Marcial Di Fonzo Bo, Laura Lemaitre, Frédérique Loliée.
1 – La Galerie – Paysages du temps Catherine Rankl, Verkommenes Ufer une pièce radiophonique Heiner Goebbels, Traces de lumière d’un pays disparu ou une esthétique de la résistance superpeintures cinématographiques Matthias Langhoff.
Qui est Médée ? Elle révèle notre temps, notre histoire. Durant près de trente ans, la figure de celle qui obtient sa liberté par l’éradication des liens familiaux a hanté Heiner Müller : il écrit Rivage à l’abandon, Matériau-Médée, Paysage avec Argonautes. Lorsqu’en 1983, Matthias Langhoff monte avec la complicité du dramaturge allemand ce triptyque énigmatique au théâtre de Bochum, il met au jour non pas un texte, mais, selon les propres mots de Müller, une « étoile à trou noir ».
Une matière compacte, un récit d’événements et d’expériences d’un présent qui renferme des siècles. Alors, les années de plomb hantaient l’Allemagne, mais aujourd’hui les questions relatives au néocolonialisme, à la prospérité mal acquise et à l’oppression des femmes, se posent avec une acuité renouvelée. Aux côtés de Marcial Di Fonzo Bo, Frédérique Loliée et Catherine Rankl – compagnons de route pour la création de Richard III –, Matthias Langhoff compose une galerie à plusieurs entrées, une exposition de combattants dans des temps obscurs : le monde a besoin de ces textes, anciens, nouveaux, qui restent en mouvement entre passé et présent pour dire l’inouï.
Matthias Langhoff a dirigé le Berliner Ensemble, puis le Théâtre de Vidy-Lausanne. Héritier de Bertolt Brecht, du grotesque allemand et d’Heiner Müller – tel un collaborateur irrévérencieux -, il oeuvre sur les textes, multipliant les références, reliant les classiques à l’actualité, cherchant la controverse. Le plateau, est construit par l’orchestration politique des voix, des corps, des costumes, de la musique, de la lumière et du montage de textes. Son œuvre a été accueillie pour la première fois en France par le Théâtre de la Commune avec Commerce de pain de Brecht.
Pour Rivage à l’abandon, Matériau-Médée, Paysage avec Argonautes, le public entre dans une première salle avec, pour décor, des panneaux immenses qui se déplaceront plus tard, des paysages de bord de mer industriel abandonné, d’usine désaffectée : Paysages du temps de Catherine Rankl. Et en contemplant ces fresques, on a droit à l’écoute concomitante d’une pièce radiophonique significative, Verkommenes Ufer (Rive délabrée) de Heiner Goebbels.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Heiner Müller décrit ce qu’il voit autour de lui – les observations acérées d’un « paysage d’après-guerre » et de ses survivants : « le quotidien délabré d’argonautes au front bas dans une nature détruite ». Heiner Goebbels a demandé aux passants de rues de Berlin de lire ce texte dans différents bars, des salles de flipper, à la station Bahnhof Zoo, dans le métro et les trains de banlieue. Une pièce radiophonique – une sculpture sociale -, dans la polyphonie de la sous-culture berlinoise des années 80, associée à des bruits quotidiens.
Puis, la déambulation du public avance dans une seconde salle, une scène foulée obligatoirement pour atteindre son siège, traversée par un rail de chemin de fer, image mémorielle et rappel du dernier Richard III remonté par Langhoff et Di Fonzo Bo en 2022. Ici est accueilli Matériau-Médée à jouer près d’un lac, ou piscine de Beverly Hills, ou salle de bains d’une clinique psychiatrique.
Dans Médée-Matériau, l’héroïne maudite est l’étrangère venue de Colchide et abandonnée à Corinthe, « Médée la barbare/ Maintenant dédaignée par son mari qui lui préfère une autre », l’épisode de Jason pour Müller étant « le plus ancien mythe d’une colonisation ». Frédérique Loliée est une figure tragique atemporelle, à la fois classique et post-moderne, qui déclame crûment sa douleur – celle d’avoir été trahie par celui pour qui elle a tout sacrifié – son frère, ses enfants représentés par deux boites alimentaires pour chiens ou chats – vile société de consommation.
Une scène plus tard, avec une barque en son centre, le roi Jason, ou tout homme, dans Paysage avec Argonautes, fait à la fois le bilan et anticipe les catastrophes auxquelles oeuvre l’humanité. Le « je » est collectif : « Moi mon périple/ Moi mon évasion Ma colonisation… » Et Jason – Marcial Di Fonzo Bo – déclame du fond de son esquif toute l’amertume d’être soi – homme si bas, si grand.
L’installation plastique est un théâtre-performance qui invite le spectateur à déambuler entre les objets et visions d’une époque datée, mais qui résonne si étrangement avec la nôtre – même inhumanité et même barbarie provoquant de nouvelles victimes de guerres immondes qui ne cessent de s’accumuler dans l’indifférence passive des pays autres, concernés si peu et de loin.
Une promenade – couleurs, ambiance et sensations – dans l’Histoire, de l’Antiquité à la Seconde Guerre mondiale, des années 1980 aux années 2020 et plus, une traversée des horreurs et infamies qui disent la souffrance existentielle – l’insuccès, la déraison, l’indignité et l’insensibilité.
A l’écran, les balades venteuses des personnages au bord des rivages maritimes diffusent la vie.
Avec pour guides officiels et facétieux de ce musée d’époque, Claudio Codemo, Marcial Di Fonzo Bo, Laura Lemaitre, Frédérique Loliée. Beau réveil des couleurs d’une Histoire qui nous concerne.
Véronique Hotte
Jusqu’au jeudi 2 février 2023 à 19h30 au Théâtre de La Commune – CDN Aubervilliers, 2 rue Edouard-Poisson 93300. – Aubervilliers. Tél : 01 48 33 16 16