Fille de, texte et interprétation Leïla Anis, mise en scène et scénographie de Justine Bachelet au Festival A Vif au Préau – cdn Normandie-Vire.

Crédit photo : Geoffrey Posada Serguier.

Fille de, texte et interprétation Leïla Anis, mise en scène et scénographie de Justine Bachelet, conception personnages miniatures Cécile Paysant & Justine Bachelet, conception décor Morven Bouget & Olivier Bachelet. 

Leïla a 15 ans et demi lorsqu’elle quitte l’Afrique de l’Est natale et atterrit dans une ville en France, en classe de Première. « Immigrée ? Non bien sûr que non » répond-elle. « Je suis de passage, je rentre bientôt chez moi. Je goûte au mielleux délice de ce mensonge. Touriste ! Quelle énorme idée ! Désormais, je suis la chanceuse, la fille qui se paie un petit détour par la France ! » Pleine de colère envers les adultes – mère, père, grande soeur-, elle refuse d’instinct toute assignation.

Les mots de Fille de, réminiscences ténues et souvenirs inventés adolescents, interrogent l’exil au féminin et les stéréotypes de genre. Ici, à 15 ans, l’exil est un accident qui remet en jeu les possibles, au nom d’un nouveau « devenir de femme » de toutes celles dont les voix sont mutilées. Fille de est un récit théâtral autobiographique, porté par la voix de l’autrice-narratrice Leïla Anis, traversée par les voix de ceux qui habitent son chemin d’exil : mère, petit frère, sœur, père.

Le plateau est le lieu de mémoire de la narratrice – reconstitution, résurrection des instants forts de l’exil – afin de donner sens à cet arrachement, de continuer son chemin, de s’émanciper. Grâce à des mots simples et clairs qui résonnent dans le silence de la salle, elle dit son sentiment foncier d’étrangeté « de partout », être de « l’entre-rien »- père djiboutien et mère française: expressions significatives qui disent tout. Les phrases percutantes dans l’articulation de son récit sont reprises sur de petits panneaux de bois accrochés à un portant de match,  des bribes de sens évocatrices.

“Quoi ? Pourquoi je pars ? Qu’est-ce que je quitte ? 9 juin 1999 minuit Trou noir Est-ce que j’ai peur de me souvenir ?” 

Sont prégnants sur le plateau les silences et les non-dits; or, pour l’adolescente de quinze ans en1999, l’essentiel est rapporté: elle part avec sa mère et son petit frère qui en perdra sa santé mentale; il lui a cruellement manqué le récit maternel sur le départ définitif, incompris du garçon. La narratrice vit le début de son exil, racontant son arrivée en France, dans un lycée à Marseille.

Hors-les-murs, Fille de se joue dans des centres sociaux, des associations : des témoignages intimes dans le réel des murs où fiction et réalité se conjuguent dans une salle de classe.

“6 octobre 1999 Premier jour vers l’oubli Matin Sud France Sale solitude Froid Quinze ans et demi Mal de ventre Parking d’un lycée de province Fébrile Avance ! Tiens fermement ton sac à dos et avance ! Le groupe est à 50 mètres de toi Nuage de fumée au-dessus de leurs têtes coiffées à la mode Pétards au bec, accoudés à leurs scooters, tu regardes leurs dialogues muets Tout sonne juste dans leur bouche Tu donnerais tout pour paraître «juste» ici” .

Leïla Anis manipule un calendrier/horloge qui cadre le récit – méthodique et chronologique, selon des points d’ancrage mémoriels qui parfois s’embrument, apparaissent, disparaissent, se forment, se déforment, se trouent ou au contraire se figent. Une journée traumatique initie l’exil – départ, traumatisme, lutte contre l’oubli, sur-impression des images, des sensations, multiplicité de détails. 

Pour la récurrence de la voiture :l’objet télécommandé de cristallisation du départ. La narratrice prend les commandes de cette voiture miniaturisée, soit la reprise des rênes de son histoire. 

Trois petites poupées/marionnettes figurent la mère, le petit frère et la fille – poupée miniature de la narratrice. L’Autre mère et la Soeur plus grande sont restées là-bas. La comédienne, qui a choisi le théâtre comme métier, rejoue, retraverse son parcours pour réparer les endroits de violences et d’incompréhensions, les recomposer pour celle qu’elle est aujourd’hui. Parler, transmettre, réparer.

“Chaque fois que tu joueras, tu me soigneras un petit peu” , lui dit son frère sage, en dépit de tout. Les têtes des enfants sont rieuses, juchées sur des tiges souples qui se balancent dans un bol en métal, donnant à éprouver les vertiges, les doutes, les allers-retours de la pensée et des émotions. Quant à la voiture, façon Jeep, elle contient les visages des partants, repérables derrière les vitres, et l’objet-miniature est télécommandé par la protagoniste qui le fait virer et tourner sûrement.

Un théâtre d’objet sensible dont la rigueur dans la manipulation est à la hauteur du propos qui est de faire le récit de cette audace et de ce courage : choisir la voie la plus difficile mais aussi la seule salvatrice qui puisse permette à l’autrice de s’accomplir, hors du patriarcat et de l’histoire coloniale.

Une présence scénique lumineuse qui a transcendé un chemin semé d’obstacles en le racontant.

Véronique Hotte

Du 22 au 28 mai 2024, au Lycée Jean Mermoz à Vire, Festival à Vif 2024.