Le Projet Handke et Le Retour de Karl May, de Jeton Neziraj, traduits de l’albanais (Kosovo) par Sébastien Gricourt, préface d’Alida Bremer, éditions L’Espace d’un instant, mars 2024.

Le Projet Handke et Le Retour de Karl May, de Jeton Neziraj, traduits de l’albanais (Kosovo) par Sébastien Gricourt, préface d’Alida Bremer, éditions L’Espace d’un instant – Les Journées de Lyon des auteurs de théâtre, mars 2024.

Jeton Neziraj est né en 1977 au Kosovo. Ses pièces ont été largement présentées en Europe et en Amérique du Nord, du Vidy-Lausanne à La MaMa à New-York, en passant par le festival Sens Interdits à Lyon dont la Collection est dirigée par Patrick Penot. Jeton Neziraj a été directeur du Théâtre national du Kosovo de 2008 à 2011 et dirige actuellement le Quendra Multimedia, principal pôle culturel indépendant de l’espace albanophone, qu’il a fondé en 2002. Régulièrement censurée en Chine ou en Turquie, son oeuvre est très impliquée socialement et politiquement.

Le Projet Handke est un pamphlet théâtral, avec Biljana Srbljanovic à la dramaturgie, en guise de réponse des Balkans au prix Nobel décerné à Peter Handke, ce dernier ayant toujours nié ou minoré les crimes de Milosevic en ex-Yougoslavie. Ce texte est lauréat des Journées de Lyon des auteurs de théâtre 2024.

Lisons quelques extraits de la Préface d’Alida Bremer, traduite du croate par Nicolas Rajelvic. Alida Bremer est une autrice, traductrice, éditrice et critique littéraire croate, principalement active dans l’espace germanophone.

« (…) avec son Projet Handke, Jeton Neziraj avertit que l’art ne devrait pas avoir d’idoles intouchables, mais que les écrivains et les artistes sont sujets à des erreurs comme tout le monde, et que, eux-mêmes ainsi que leurs attitudes ayant un impact sur la réalité, ils peuvent et doivent être critiqués. C’est ce thème qui est devenu extrêmement virulent dans les discours publics des pays occidentaux ces dernières années, si bien que toute critique a bientôt été dénoncée comme relevant de la « cancel culture », ce qui rend la critique impossible, et la lutte pour la liberté artistique sans compromis. Mais comment trouver la frontière entre la liberté de l’art, la vérité et la justice ? A quoi faut-il prêter le plus d’attention ? …

(…) L’Outrage au public avec lequel Handke est entré d’un grand pas dans le théâtre post-moderne et post-dramatique, devient chez Neziraj un « outrage à Handke », mais entraîne également le public dans le drame sous la prémisse du politiquement (in)correct…. »

Le Retour de Karl May est une réponse similaire aux romans d’aventures coloniales de cet auteur allemand de la fin du XIX è siècle, très en vogue à l’époque, en forme de voyage initiatique d’une troupe kosovare à la rescousse d’un grand théâtre berlinois, à l’époque contemporaine – car la vision de l’Orient par l’Occident n’a guère évolué depuis.

Lisons encore quelques extraits de la Préface d’Alida Bremer, traduite du croate par Nicolas Rajelvic, à propos de cette pièce :

« (…) Dans Le Retour de Karl May, Neziraj se moque des post-modes de l’esthétique occidentale, et dit que cette pièce sera post-migrante, et peut-être même post-véritable, faisant que le double-fond de la poétique de Neziraj devient une « Chinese Box » complexe – une pièce dans une pièce dans une pièce dans une pièce, car la pièce entière a été commandée par le théâtre Volksbühne de Berlin sur le thème « PostWest ». (…)

Il est typique de son attitude à l’égard de la littérature mondiale que Jeton Neziraj ait choisi pour ce projet de déconstruire l’oeuvre littéraire de Karl May, l’un des auteurs allemands les plus populaires, connu pour ne s’être jamais rendu en Amérique ni dans les Balkans, mais qui a écrit dessus avec passion et a créé des stéréotypes tenaces qui ont grandement influencé l’opinion des citoyens allemands sur ces contrées. (…)

Neziraj reconnaît en Peter Handke, qui a reçu le prix Nobel peu avant le début de ce projet, un Karl May contemporain, même si à première vue la différence est grande, étant donné que Karl May est l’auteur d’un genre trivial de romans et Handke de haut littérature. Mais tous deux écrivent des récits de voyage depuis des positions de fantaisie et de préjugés, enveloppés dans un manteau d’authenticité. (…)

Il semble que dans les sociétés occidentales, la liberté artistique soit devenue le plus grand objectif humaniste, mais Neziraj remet en question cet impératif moral apparemment incontestable.

(…) Le théâtre de Jeton Neziraj engagé dans cette attitude, acquiert une dimension particulière de critique et d’auto-critique, et la perspective plurielle qu’il réalise avec succès en utilisant l’humour, la satire et l’ironie, lui permet de ne jamais être partial dans son engagement, mais de soumettre toutes les positions à une remise en question, y compris l’art théâtral lui-même, qui inclut son propre travail…. »

Toutes les vérités établies doivent être remises en cause, encore et encore, sous notre vigilance.

Véronique Hotte

Le Projet Handke et Le Retour de Karl May, de Jeton Neziraj, traduits de l’albanais (Kosovo) par Sébastien Gricourt, préface d’Alida Bremer, éditions L’Espace d’un instant – Les Journées de Lyon des auteurs de théâtre, mars 2024.