
La Vie dure (105 minutes), création conçue en collaboration par Camille Dagen, Emma Depoid (Animal Architecte), et Eddy D’aranjo, conception Camille Dagen et Eddy D’aranjo, en deux parties alternativement dirigées par chacun en collaboration dramaturgique avec l’autre, dans une scénographie d’Emma Depoid.
Avec les comédiens de l’ensemble artistique du Théâtre Olympia, Alexandra Blajovici, Marie Depoorter, Cécile Feuillet, Romain Gy, Nans Mérieux. Création son et régie vidéo, Maël Fusillier, création lumière et régie plateau Léa Dhieux, création costumes Emma Depoid,et la collaboration de 5 enfants de 7 ans et 5 personnes âgées de la région de Tours.
En 2020, Jacques Vincey – directeur du CDN Tours – invite Camille Dagen et Emma Depoid, co-directrices d’Animal Architecte, ainsi qu’Eddy D’aranjo comme artistes associés au Théâtre Olympia. Depuis l’école du TNS, où ils se sont rencontrés tous les trois; ils se penchent sur l’amitié entre concepteurs – une réflexion initiée avec Bandes (deuxième création d’Animal Architecte).
Ensemble, ils imaginent un projet co-dirigé, brouillant ouvertement la signature individuelle.
Lors de la pandémie de Covid-19, le trio réfléchit sur le territoire dans la ville et sur le lien, menant avec des habitants une enquête locale à reproduire ailleurs – un jeu et d’abord, un questionnaire pour la prise de contact de cet esprit de « territoire » avec l’espace/temps inscrit dans les corps.
Sur la scène, un objet autonome et plastique, une installation à poser sur la place d’un marché, une salle des fêtes, un stade de sport, et en réduction, dans une salle de classe. Un mouvement double – intimité rassemblée en plein air et invitation à regarder l’architecture quotidienne alentour.
La scène est un poème qu’égrainent à plaisir les concepteurs éclairés : chapiteau contemporain, assemblée intime, boîte blanche autonome, installation plastique et performative avec gradin. Scène et salle réunies dans la boîte orthogonale à l’espace partagé et aux rideaux coulissants.
Accompagnés par cinq acteurs du JTRC, des ateliers ont été menés avec deux groupes de non-acteurs – cinq enfants de sept ans et cinq seniors de plus de soixante-dix ans : l’enfance et la vieillesse sont attentifs aux souvenirs, et les mêmes questions leur sont adressées : – Quel est ton plus ancien souvenir ? – De quoi te souviendras-tu toute ta vie ? – Décrire un lieu d’ici aujourd’hui disparu, une musique qui déclenche un souvenir et des provocations de mots, de gestes, de sons.
Une petite fille se replie dans un coin, tel un cocon, si on lui demande quelque chose de trop précis, repoussant plus loin encore le moment où il faudra bien qu’elle « se prenne en charge ».
Mimique expressive, bouche pincée, regards qui vont de-ci delà, la fillette éprouve un trouble.
N’est-ce pas la posture que chacun recèle cachée jusqu’à la maturité acquise plutôt tardivement ?
Ecarter l’idée de la mort, du néant, de l’effacement de soi, si ce n’est son souvenir chez les autres.
Un petit garçon anorexique dit qu’il n’a pas d’estomac et qu’il est déjà mort; on apprend que dès trois ou quatre ans, la possibilité de ne plus éprouver le moindre goût à la vie est perceptible. Et certains sont saisis, dès « l’âge de raison », par l’idée du suicide, estimant qu’ils ne font plus partie de la communauté des humains, séparés et comme détachés du lien essentiel qui unit les êtres.
En échange, Ibrahim, homme de quatre-vingt-quatre ans, : né en Palestine et ayant fui en Syrie avec sa famille, il vit en France depuis vingt-deux ans, fidèle encore à son frère disparu et à ses migrations diverses, la mémoire ancrée. Et la vie et l’élan à passer les jours, en dépit de tout, le tiennent debout, loyal envers les siens.
De même, une femme âgée et pleine de vie danse sur l’écran vidéo. On nous révèle comme un secret qu’elle a connu les fameux « lieux du possible » dont se moque le facétieux Michel Houellebecq, dans un de ses plus célèbres romans : elle a vécu des expériences fondatrices dans un camping que l’écrivain a dépeint comme un repère d’ex-soixante-huitards et de « pouffiasses karmiques », où lui-même a suivi des ateliers d’écriture pendant dix ans …
On entend – enregistrement audiovisuel et incarnation in vivo sur la scène – une créatrice, Sophie Calle, qui raconte comment elle a choisi de filmer les derniers instants de sa mère. Il en reste un film de onze minutes, diffusé au Festival d’Avignon 2012, où elle met en scène la mort maternelle.
Les personnages évoqués, issus des ateliers, apparaissent sur l’écran blanc du chapiteau ; on les voit dans la simplicité brute de photographies en noir et blanc, la vidéo explorant l’énigme des visages, paysages à eux-seuls à contempler, hors du contexte urbain, et leurs corps sensibles.
Voici pourquoi La vie dure (105 minutes) propose cette forme vagabonde, portrait public, concret et charnel de nos mémoires, tableau collectif joyeux et mélancolique, hanté par la disparition que contrecarrent la vitalité, l’innocence et la beauté fragile des souvenirs qu’on dit éternels – traces.
Les interprètes de tous ces vivants, très jeunes ou bien plus âgés, sont excellents de présence tonique, de précision et d’éclat : Romain Gy écrivain artiste et petit garçon ou petite fille, fait une moue enfantine qui ne s’oublie pas, tant elle est juste et révélatrice d’un vague à l’âme persistant.
Nans Mérieux raconte la rencontre amoureuse de ses parents à Tahiti puis leur retour en France, la naissance du fils et de la fille à Marseille, le décès de la mère malade, puis du père… Reste un enfant qui a grandi, suffisamment choyé pour entreprendre la belle aventure du jeu théâtral.
Alexandra Blajovici joue les enfants comme les artistes féminines, engagée, passant d’un rôle à l’autre avec aisance et élégance. Quant à Cécile Feuillet – belle énergie de l’infirmière -, l’émotion la domine, dit-elle, quand elle échange avec les enfants condamnés par la maladie : elle se bat.
Marie Depoorter, portant les mots de Camille Dagen mêlés à ceux de Simone de Beauvoir, ou soignante enceinte, attentive précédemment en tant que psychiatre à l’enfant anorexique déjà évoqué, reparaît, ayant donné vie et se livrant, laconique, à une « leçon d’accouchement » face à ses étudiants. La scène est grotesque, crue et violente. L’actrice manie l’humour mi-figue mi-raisin et le rire amer pour témoigner avec vérité de l’acte cruel – ce que les femmes subissent, sans qu’on n’en parle pas, soumises à la pudeur et à la réserve.
La vie joue avec la mort, chacun le sait, plus ou moins conscient, sensibilisé ou même touché. La vie dure – et passent les jours -, mais elle se montre aussi profondément dure, en dépit des joies.
Le spectacle oscille entre mélancolie, rire, inquiétude, désir, témoignage, rêve, deuil, renaissance.
Difficulté de la vie – chagrins et épreuves traversées, désir de mort, exil forcé et deuil – mais reconnaissance aussi de l’amour et de l’amitié : le premier volet écrit et mis en scène par Eddy D’aranjo, avec le regard de Camille Dagen. Le second volet, en résonance avec le premier, écrit et mis en scène par Camille Dagen, avec le regard d’Eddy D’aranjo, évoque la durée de la vie, les émotions liées au temps qui passe et mène vers des contrepoints subtils, des regards nuancés.
Emotions traversées de souvenirs d’enfants et d’adultes que les acteurs ré-incarnent, ils signifient aussi l’humble destinée de souffrance sourde de l’être avec cette aptitude à se relever et rebondir.
Un spectacle à la saveur humaniste qui donne voix, corps et postures aux confidences existentielles sans qu’il n’y paraisse, usant de légèreté et de gaieté au coeur même du spleen – un art de vivre expressif, une attention à l’autre pleine de délicatesse.
Véronique Hotte
Le 3 mai à 20h30 et le 4 mai 2023 à 14h et à 19h, au Centre dramatique national Orléans Centre-Val de Loire.