Oui, d’après Thomas Bernhard, adaptation et conception Claude Duparfait, Célie Pauthe, mise en scène Célie Pauthe. A L’Odéon- Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier 17è.

Crédit photo : Jean-Louis Fernandez

Oui, d’après Thomas Bernhard, traduction Jean-Claude Hémery, adaptation et conception Claude Duparfait, Célie Pauthe, mise en scène Célie Pauthe. Avec à l’image Mina Kavani, scénographie Guillaume Delaveau, lumière Sébastien Michaud, son Aline Loustalot, vidéo François Weber, costumes Anaïs Romand.

L’auteur autrichien Thomas Bernhard (1931-1989) vivait entre sa ferme fortifiée d’Ohlsdorf, en Haute Autriche, et Vienne : il a très tôt souhaité « se réveiller et avoir une maison… », le désir de « trouver… une place en ce monde » et de « fonder son propre paysage ».

Le lien métaphorique entre bâtiments concrets et construction intérieure de soi est manifeste, comme la tentative de maîtriser sa propre situation, via des travaux sans fin de restauration. Plus les bâtiments sont délabrés, plus l’auteur/narrateur leur est attaché.

Oui (1978) est la rétrospective autobiographique d’une phase immobilière et de relations de longues années d’amitié, de 1965 à 1975, avec le marchand de biens Karl Hennetmair (H. Höller, T.B., Une vie, L’Arche). Dans le récit, celui-ci, nommé Moritz, est en même temps le public auquel se confie le narrateur. 

L’écriture fait retour sur la nécessité de raconter, de revenir sur ces années de jeunesse, et sur tous les êtres fréquentés et aimés, avec lesquels il s’est construit. Vieillissement, désillusion, échec, introspection, nulle complaisance articulent cet impitoyable flux verbal. 

« La Persane » défunte est à la naissance de la narration, à cette époque où le narrateur s’efforce d’accomplir, de mauvaise grâce, un travail scientifique sur les anticorps dans la nature – le reflet d’une posture et d’une écriture comme empêchées de commencer. Heureusement, il existe la musique de Schumann et la philosophie de Schopenhauer.

La metteuse en scène Célie Pauthe retrouve Thomas Bernhard qu’elle connaît bien et son interprète privilégié – le clairvoyant Claude Duparfait dans le rôle du « narrateur-visionnaire » relatant cet attachement à la Persane, rencontre émouvante qui l’a sauvé de son propre désespoir. 

La figure féminine disparue qui non seulement s’est éloignée de son pays, mais étouffe sous l’emprise conjugale, connaît un destin tragique : le Suisse, son mari, achète un mauvais terrain et y bâtit une maison de béton aux « murs humides et froids » pour y enfermer son épouse, « sorte de féminicide par maison interposée », pour la conceptrice.

A l’orée de la représentation, Claude Duparfait, simplement assis sur sa chaise, propose au public de lire un extrait de Schopenhauer, évoquant l’image collective des porcs-épics qui s’attirent puis se repoussent alternativement : « Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent à nouveau… » ( Aphorismes sur la sagesse dans la vie.)

Sur scène, Claude Duparfait se glisse avec aisance dans le souffle et le phrasé bernhardiens qu’il fait siens, révélateurs de cette névrose obsessionnelle universelle – donner sens à sa vie – et qui alimentent la dynamique poétique si particulière de cette écriture, entre énonciation, répétition, envoûtement et patiente élucidation en cours.

Reviennent à l’esprit du narrateur et à l’image sur écran pour les spectateurs, des souvenirs poignants : les promenades dans la forêt de mélèzes avec la femme secrète, ces lieux où se sont noués des liens – sentiments et regards en accord sur le monde. 

Tension – émotion et esthétique – d’une entente non avouée qui s’accomplit dans la Nature avec chants d’oiseaux, bois d’arbres et vent dans les feuilles d’automne, sous la lumière de saison, avec la présence solaire de Mina Kavani, Persane mélancolique marchant près du Narrateur – belle conversation approfondie entre des êtres en alerte, isolés des autres.

Le public entre la scène et l’écran est à l’écoute d’une séance bernhardienne fascinante puisqu’on y voit vivre l’amour et l’amitié, et l’impossibilité que perdure l’accord existentiel éprouvé. De désespoir, le manteau noir de peau retournée, récupéré de la défunte et endossé plus tard par le narrateur, est rageusement jeté à terre en un geste magnifique. 

Véronique Hotte

Du 24 mai au 15 juin 2024, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, relâche le lundi à L’Odéon Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthier, 1, rue André Suarès Paris 17e. Tél  01 44 85 40 40.