La Contrainte (Der Zwang) d’après Stefan Zweig, adaptation et mise en scène Anne-Marie Storme, à la Bourse du Travail CGT, du 3 au 20 juillet 2024- Festival Off – Avignon.

Crédit photo : Jef Le Maout.

La Contrainte (Der Zwang) d’après Stefan Zweig, adaptation et mise en scène Anne-Marie Storme. Avec Anne Conti, Stéphanie Chamot, Cédric Duhem, création sonore et chant Stéphanie Chamot, regard chorégraphique Cyril Viallon, création lumière Jean-Marie Daleux.

Affecté au « quartier de presse de guerre », au service des archives militaires, pendant la Première Guerre mondiale, Stefan Zweig fait de cette expérience du conflit un pacifisme inébranlable qui le conduit à s’associer au mouvement pacifiste international en 1917. Il s’installa en Suisse à cette époque, s’associant au mouvement pacifiste international. De là, naît son amitié avec Romain Rolland dont il fit une biographie motivée (1921).

Pour Anne-Marie Storme, adaptatrice et metteuse en scène de La Contrainte, la nouvelle de Zweig, publiée en 1920, « résonne furieusement face à notre actualité », aussi sidérés, sommes-nous, par le sentiment d’impuissance face aux peuples en guerre, et par la question de la place de l’artiste dans un monde qui se délite. L’écrivain viennois porte une parole pacifiste contre toutes les tueries et le sang versé au nom d’un idéal, d’une patrie.

La nouvelle un rien autobiographiqueconte l’histoire d’un couple fuyant la guerre. Déclaré inapte au service en temps de paix, l’artiste peintre, reçoit l’« appel sous les drapeaux » . Pour ce citoyen du monde pacifiste, se noue le conflit entre conscience intime, amour pour celle qui l’exhorte à désobéir à l’autorité bureaucratique au nom de la liberté, de la paix,.

« Tu dois dire non, si tu veux dire non. Tu le sais, j’aime ta façon de vivre… ta liberté,.… Si tu me dis, je dois partir pour défendre la liberté, et que ta conscience t’y oblige, je te dirai vas-y ! Mais si tu pars pour un mensonge auquel tu ne crois pas toi-même, par faiblesse et dans l’espoir de passer entre les mailles, alors je te méprise ! Si tu veux y aller pour agir pour l’humanité, pour ce en quoi tu crois, alors je ne te retiens pas. Mais si c’est pour être une bête parmi les bêtes, un esclave parmi les esclaves, alors je me jetterai contre toi. » 

Si lui paraît indécis et écartelé dans le cheminement de sa pensée, elle est déterminée et sûre d’elle. L’humanisme d’une posture dans le monde, explique-t-elle, est un choix existentiel qui refuse toute complicité avec les va-t-en guerre et leurs bouchers assignés. L’épouse met sa propre sécurité et son bien-être en danger, puisque le refus d’obtempérer de l’appelé provoquera immanquablement l’interdiction pour tous deux de voir leurs proches – parents, frères et soeurs : « Je l’assumerai si nous restons ensemble », dit-elle.

De son côté, lors d’allers-retours à la gare-frontière, le peintre ne supporte plus de voir cette foule de soldats livides et chancelants, aux yeux rougis, et de prisonniers libres ou échangés, tous meurtris, mutilés mais vivants : « Les femmes se ruent comme folle, d’un wagon à l’autre, à la recherche de leur fils, de leur frère, de leur amant, de leur amour ».

L’adaptation passe du « il » de la narration au « je »du locuteur – protagoniste et peintre – qui s’adresse directement au public, partenaire et témoin de l’histoire racontée. L’interprète Cédric Duhem, terrien et solide, est accompagné de la musicienne Stéphanie Chamot – la voix intérieure du héros et un relais du récit – qui interprète des personnages secondaires.

L’angoisse est prégnante – appréhension, crainte, effroi et désarroi – , dès l’entrée du spectacle, soit le reçu de l’appel militaire entrevu puis reconnu – tension, débat intérieur, dialogue avec l’aimée, rupture en perspective. Affrontements verbaux, controverses, divergences de vues, argumentations articulées haut et fort entre les deux interprètes, un duel que l’épouse tenace mène tambour battant. La lumineuse Anne Conti est inaliénable.

Sur le plateau, des éclairages subtils, et en diagonale, une traînée de tourbe humide que verse la compagne, terre où elle sème ses plants et ses fleurs près de leur petite maison au bord du lac : métaphore de la vie et du renouveau toujours recommencé de la Nature, signe aussi de la frontière entre les territoires cernés et les pays de grande proximité.

Les deux magnifiques acteurs dansent avec brio – douleur et désir – leur drame, l’homme s’interrogeant haut et fort, hésitant et doutant, pendant que l’amante obstinée affirme sa vérité. Ils en viennent aux mains, s’agrippent, s’affrontent et veulent en découdre.

Un pari réussi d’incarnation, de persuasion – tension des postures, des corps et émotion.

Véronique Hotte

Spectacle vu le 17 mai 2024 à La Verrière, Lille. Du 3 au 20 juillet 2024 à 16h – relâches les 8 et 15 juillet -, au Festival Off Avignon, à La Bourse du Travail CGT.