
Crédit photo : Jean-Louis Fernandez.
Un sentiment de vie (édit. Espaces 34), texte de Claudine Galea, mise en scène d’Emilie Charriot, avec Valérie Dréville. Claudine Galea et Valérie Dréville, artistes associées au TNS. Lumière Edouard Hugli, costumes Emilie Loiseau.
L’affectif – émotions, sentiments et passions – délimite un espace de la conscience de l’« âme », dont l’existence consiste à refuser l’indifférence, l’apathie, la froideur absolue, le dessèchement. Cultiver le sentiment de vie, c’est vérifier cette aventure d’être au monde amorcée dès l’enfance.
L’émotion profonde, le sentiment, engage l’être qui l’éprouve et l’exprime : « Le sentiment est en soi. On ne se dit pas : tiens, aujourd’hui, je vais faire du sentiment. Non, il s’agit de quelque chose de plus authentique, de plus profond. Le sentiment n’est qu’ennemi que lorsqu’on ne sait pas l’exprimer. Et il faut l’exprimer tout entier. » (Henri Matisse, « Entretien avec Léon Degand »).
Amour et deuil du père, le lien avec l’enfance, les racines de l’existence, la destinée d’une famille algérienne dans les guerres de ces années-là : Un sentiment de vie de Claudine Galea saisit le fil sensible qui traverse le passé et le présent. Celle qui écrit a grandi entre un père né en Algérie, militaire – Seconde Guerre mondiale, Indochine -, et une mère française pour l’indépendance. algérienne. Entremêlement des déchirements idéologiques et intra-familiaux, l’héritière s’interroge.
« On dit peu l’amour ressenti envers son père ou sa mère. Un amour inconditionnel quand il existe. Un amour affectif et physique. »(Claudine Galea, Un sentiment de vie).
La metteuse en scène Emilie Charriot et l’actrice Valérie Dréville se lancent dans cette quête intuitive, beauté et vérité, où se mêlent vie et mort – l’écriture comme liberté et survie solitaire.
Le père est anti-gaulliste, la mère s’oppose au colonialisme, la fille n’en aime pas moins son père d’un amour inconditionnel, en dépit de ses idées politiques réactionnaires. La qualité existentielle intime se hisse au-dessus des conflits idéologiques, et l’expérience du temps en mesure les enjeux. Vivre est un apprentissage, une leçon de vie dispensée; avec dans l’écriture, la résilience.
La rencontre artistique avec l’auteur allemand Falk Richter provoque cette volonté d’écrire sur ses parents, comme lui, dans My Secret Garden, titre que Claudine Galea reprend, déplie et déploie. Ce premier volet est tissé de trois fils : Falk Richter, le père de l’auteure et Lenz de Georg Büchner (1813-1837). Soit une sensibilité à la solitude du jeune Lenz, à sa quête, à sa longue route à travers la magnificence des montagnes enneigées – « son impossibilité de demeurer tranquille ».
Un cheminement qu’elle se ré-approprie dans la crainte de se perdre et la reconnaissance d’un amour maladroit entre le père et la fille qui n’a jamais pu se dire ni s’exprimer ni se formuler explicitement. Lenz qui erre seul dans la grande Nature pourrait être l’image paternelle même, comme filiale : « Lenz traversa la neige vers quelqu’un… Mets tes pas dans les pas de Lenz… »
La deuxième partie du texte s’intitule My Way, en référence au tube des années 1970 de l’américain Frank Sinatra, qu’à l’époque la fille n’apprécie pas, quand le père admire le crooner. Le dialogue père/fille a lieu dans une voiture que Claudine conduit pour mener le malade à l’hôpital.
Le père représentait la beauté, la jeunesse, l’incarnation à la fois de l’amour de la vie et de son ratage – un temps sentimental élevé à la conscience, jamais avoué et caché malgré soi.
La troisième partie « This is (not the end) » dépend d’un contrôle plus rigoureux, moins émotif, alors même qu’il est fait allusion aux morts de bon nombre d’artistes de référence – peintres et poètes -: « Virginia Woolf remplit ses poches de pierres et rentre dans la rivière l’Ouse Sarah Kane se pend avec ses lacets dans la salle de bains de l’hôpital London’s King College ».
Claudine Galea évoque sa propre maladie jugulée, et l’amour se hisse au-delà de la mort paternelle, les dissensions politiques, les visions du monde, les combats pour une vie meilleure.
Pour la metteuse en scène, cette enfance précise touche à toutes les enfances qui développent tiraillements, déchirements et mésententes à propos d’un regard existentiel différent.
Or, le sentiment privilégie l’affectivité, et l’art se doit d’exprimer cet élan, de le transmettre, même si l’expression du sentiment par le langage peut paraître défaillante face à l’expérience intérieure, à l’emprise affective vécue silencieusement : « Parce que tu me parles avec des mots et moi, je te regarde avec des sentiments. » (Jean-Luc Godard, scénario de Pierrot le Fou,1965).
Ici, la déclamation lumineuse de l’interprète répond à toutes les attentes, réunissant justement le mot à l’âme – : « Un sentiment de vie qui brûle les lèvres… ». Valérie Dréville est l’incarnation d’une prêtresse éclairée de nos temps bousculés, prononçant les mots patients en les vivant, à la fois spontanée et distante, chantant a capella, maîtrisant le verbe avec aisance, et souriant :
« Atteinte de mélancolie Ecris Qui prononce encore ce mot aujourd’hui Mélancolie… Un nom de fleur penchée au milieu des falaises un nom pour Emily… »
Un spectacle délicat à l’écoute d’une écriture intense, portée par une présence scénique choisie.
Véronique Hotte
Du 17 au 27 janvier au Théâtre National de Strasbourg, 1 avenue de la Marseillaise 67000. -Strasbourg. Tél : 03 88 24 88 24, tns.fr Du 7 au 11 février 2023 au Théâtre Vidy-Lausanne. Du 11 au 28 janvier 2024 au Théâtre des Bouffes du Nord.