
Crédit photo : Isabel Machado Rios.
Los Años (Les Années), texte et mise en scène de Mariano Pensotti. Au Théâtre Nanterre-Amandiers avec Le Festival d’Automne à Paris. En espagnol, sur-titré en français. Par le Collectif Grupo Marea (Mariano Pensotti, Mariana Tirantte, Diego Vainer, Florencia Wasser).
Avec Javier Lorenzo, Mara Bestelli, Bárbara Masso, Paco Gorriz, Julian Keck. Musique et musicien Diego Vainer, conception deslumières David Seldes, vidéo Martín Borini, son Ernesto Fara, décor et costumes Mariana Tirantte, chorégraphie Luciana Acuña, dramaturgie Aljoscha Begrich et Martín Valdés-Stauber (Münchner Kammerspiele).
Un même appartement – décoration, ameublement, escalier – à trente ans de différence, ce qui fait, pour le public qui regarde la scène, deux appartements concomitants, l’un côté jardin, et l’autre côté cour, et on passe de l’un à l’autre du regard, quand la comédienne descend et remonte une marche, soit trois années. Facétie – aller des années 2020 à 2050 – et coup de baguette magique.
Dans l’un, côté 2020, deux couples d’amis, architectes, jeunes gens motivés par leur engagement dans la vie, et par des projets en pagaïe ; le premier couple attend un enfant. Dans l’autre appartement en 2050, un seul couple recomposé a traversé le temps; le bébé d’il y a trente ans est à présent fille et belle-fille de ce couple. A l’intérieur d’une représentation réaliste de l’appartement.
Le passage du temps se joue à vue, allers et retours d’une époque à l’autre, grâce à un enjambement. Passé, présent et futur antérieur sont représentés, l’action dans un appartement faisant place au silence dans l’autre, selon un effet de galerie des glaces et de jeu de miroir.
L’appartement-témoin est inscrit dans la ville de Buenos Aires, copie architecturale de villes européennes, La ville – changeante et éternelle – résiste au temps tandis que les vies des uns et des autres divergent, se fissurent, les utopies architecturales croisant les utopies politiques.
La ville perd pourtant ses repères, les pères n’ayant rien transmis de leur histoire – colonialisme, fascisme, pauvreté, épidémie… -, des ombres du passé resurgissent en des temps incertains.
Transformations, mutations, illusions perdues, le théâtre de Pensotti est désespérément joyeux et résistant, explorant le passage des générations dans les familles qu’on avait cru circonscrites.
Pandémie, catastrophe climatique et guerre en Europe, des bouleversements se préparent que nous ne pouvons identifier, qui provoquent en chacun un sentiment d’incertitude et d’inquiétude.
L’avenir, dit l’auteur et metteur en scène Mariano Pensotti, pourrait être imaginé comme « une fiction individuelle, sociale et artistique ». Comment dans trente ans sera perçu notre présent ?
L’histoire, la narration, est portée par la fille même du protagoniste, qui s’adresse au public, puis joue et incarne son propre rôle, en 2050, alternativement, avec celui de sa mère, en 2020. Elle met en scène la vie de son père trentenaire, puis soixantenaire, et son propre parcours qui la porte.
Une dissociation ludique entre représentation et narration, l’une éclairant et alimentant l’autre.
A l’intérieur encore du théâtre même, puisque la fille adulte est apprentie-comédienne, le jeu expressionniste est exploré – invention et proposition -, une esthétique qui aurait cours en 2050, le réalisme actuel étant battu en brèche. En fait, un signe que les changements sont réels et tangibles, représentant les mouvements mêmes des bouleversements produits en Amérique latine – révolutionnaires, féministes…, emblématiques des grondements de fond qui se font entendre.
Est fait allusion historiquement à La République des enfants, un parc à thème qui a été construit sous Peron, au début des années 1950, puis abandonné puis repris et laissé et pillé. Pour Mariano Pensotti, La République des enfants est comparable à une utopie ratée, un paradis pour enfants imaginé sous le premier péronisme, et dont il ne reste aujourd’hui qu’une version décadente.
On voit, filmé et projeté sur l’écran vidéo, Lugano, le quartier de l’enfant que filmait le père, il y a trente ans : une autre utopie, un quartier construit dans les années 1960, pour le bien-être de la classe ouvrière, quand les barres d’immeubles devaient remplacer les bidonvilles. Et la ville de Buenos Aires apparaît comme un miroir déformant des villes européennes, une ville représentée d’après les souvenirs des architectes, non d’après les copies des croquis, un rêve de rêve.
L’invention de Los Años est passionnante, qui joue et s’amuse de la réalité présente et passée, de l’actualité vécue et de la fiction, des jours qui passent et des utopies, des rêves et espoirs tenaces.
Véronique Hotte
Du 13 au 18 décembre 2022 au Théâtre Nanterre-Amandiers avec Le Festival d’Automne à Paris.